Le travail non payé de la nature

(Il s’agit d’une note en bas de page que je rédigeais ce matin, le genre de note qui vaudra bien un chapitre entier à mon avis – faudra juste trouver le moment où le placer ce chapitre  Dans le corps principal du texte, il était question de la « cueillette » :

(…) Pour autant, la cueillette elle-même est un travail, une forme d’extraction – et peut faire l’objet d’une exploitation massive de travailleurs et des travailleuses. On notera ici, ce que Marx relevait déjà dans le livre I du Capital, que, pour le capitaliste, la nature « ne travaille pas », ou du moins, que l’usage des produits naturels, que nous appelons de manière très caractéristique des « ressources », n’a pas besoin d’être « payé » – la nature est considérée comme une ressource disponible gratuitement à qui veut bien s’en servir – et le capitaliste ne s’en prive pas. Il s’en empare, souvent avec brutalité, en excluant les autres usagers, s’accapare l’environnement et ses richesses en considérant qu’il en a le droit, et même, le devoir, parce que lui seul en a perçu la valeur, c’est-à-dire la survaleur qu’on peut tirer de son exploitation prétendue rationnelle (l’appropriation est justifiée par le travail, c’est le premier étage de la logique capitaliste qu’on lit déjà chez Locke, et qu’on nomme le « labour-value argument ». Ou, pour le dire autrement, ce qui est donné gratuitement (par Dieu ou la Nature) « doit être » cultivé, utilisé, exploité, extrait – ce devoir lui-même relève, comme le montrera Max Weber, d’une injonction religieuse.

L’accumulation primitive, et la spoliation, l’expropriation, l’expulsion, les violences extrêmes qui accompagnent, et structurent, le colonialisme (et son corollaire, l’esclavagisme), sont justifiés par cette injonction. Ce n’est pas pour rien que les luttes contemporaines contre l’extractivisme industriel reposent sur la négation de ce soit-disant principe : d’une part, les populations autochtones revendiquent la propre rationalité (et la supériorité, d’un point de vue écologiste) de leur usage en dénonçant l’irrationalité de l’extraction industrielle. D’autre part, on remet également en question l’idée de « ressource naturelle », par exemple en s’efforçant de penser tel ou tel partie de l’environnement comme un « sujet », une rivière, une montagne, une forêt, une barrière de corail, l’océan, et les êtres non-humains qui l’habitent. Et donc de leur accorder des droits précédant, et donc limitant, voire interdisant, certaines formes d’exploitation. Ce raisonnement a été largement développé en ce qui concerne l’exploitation animale.

On pourrait toutefois l’élargir aux êtres non-animés, je pense par exemple aux roches, en considérant que ce que nous considérons comme des « ressources » offertes gratuitement, n’est en réalité disponible qu’à l’issue d’un travail extraordinairement long, littéralement « géologique ». La plupart des paysages qui nous environnent sont issus d’un travail géologique (et quasiment toujours d’un travail humain, mais aussi animal) qui s’étend sur des millions d’années : en les exploitant de manière industrielle, c’est-à-dire en détruisant en quelques années ce qui a mis tant de temps à émerger dans l’état où elles le trouvent, les entreprises extractivistes nient la longue histoire de la production des paysages et des environnements – cette négation s’ajoute à la liste du travail que le capitaliste ne paye pas, le travail (de reproduction au sens large) non payé des femmes en premier lieu, et de celles et ceux qui ont pris soin de l’environnement jusqu’ici, y compris des savoirs autochtones (la connaissance des plantes par exemple).