Toutes celles et ceux qui se sont précipités sur la traduction française sortie récemment de « Pollution is Colonialism » de la chercheuse Max Liboiron, auront noté sans doute la manière dont elle introduit la question du déchet plastique (sa spécialité « scientifique », à partir de laquelle sa pensée critique se déploie avec brio – son travail s’inscrit donc dans le champ de ce qu’on appelle aujourd’hui les Waste Critical Studies).
L’idée du plastique jetable, à usage unique, et donc destiné à devenir un déchet, n’est pas inhérente ni à la qualité du matériau ni à ses usages. Ce caractère jetable du plastique a été proprement inventé par les producteurs capitalistes à une époque, les années 50, où le marché se trouvait au plus bas, précisément parce que les usagers, qui réutilisaient les sacs en plastique, n’avaient plus besoin d’en acheter de nouveaux. Il a fallu relancer la machine. Ce qui s’est traduit non seulement par une modification du matériau (le rendre moins solide, moins ré-utilisable) mais aussi et surtout par le déploiement d’une propagande visant à inciter les consommateurs à jeter leurs emballages plastiques après usage. C’est là, vous l’avez reconnu, une déclinaison de ce qu’on appelle l’obsolescence programmée, qui s’accompagne toujours d’un marketing massif.
Non, les consommateurs ne se sont pas toujours comportés comme ils le font aujourd’hui, comme des enfants émerveillés dans un magasin de bonbons à l’assortiment toujours changeant. Le marketing nous a proprement infantilisés – et ce n’est pas du tout par hasard que les premières grandes études critiques sur la société de consommation et la psychologie du consommateur datent des années 50 !
Nous sommes les héritiers pathétiques (enfin, quand je dis nous, précisions : « les consommateurs qui ont les moyens de consommer » d’abord, ce qui ne comprend donc pas quelques milliards d’habitants sur cette planète) de nos aïeux et aïeules qu’on a incités à jeter plutôt qu’à conserver. L’extrait ci-dessous, qui introduit le livre de Max Liboiron (je n’ai pas la version française donc je traduis moi-même de l’anglais), dévoile le caractère DÉLIBÉRÉ de ce capitalisme des déchets – dont on sait aujourd’hui où il mène : l’intoxication systématique des environnements, à commencer par ces zones de sacrifice où les habitants crèvent littéralement, générations après générations, de l’accumulation de déchets.
L’accumulation des déchets est non seulement l’envers de l’accumulation du capital, mais un business en soi (y compris dans son versant « recyclage »).
« En 1956, Lloyd Stouffer, rédacteur en chef du magazine américain Modern Packaging, s’adresse aux participants à la réunion de la Société de l’industrie plastique à New York : « L’avenir du plastique est dans la poubelle…. Il est temps pour l’industrie du plastique d’arrêter de penser à la réutilisation des emballages et de se concentrer sur l’usage unique. Car l’emballage qui est utilisé une fois et jeté, comme une boîte de conserve ou un carton, ne représente pas un marché ponctuel de quelques milliers d’unités, mais un marché récurrent quotidien mesuré en milliards d’unités ». Stouffer s’exprimait à une époque où la réutilisation, la débrouille et l’économie étaient des pratiques clés renforcées par deux guerres américaines. Les marchés de consommation étaient saturés. Aujourd’hui, l’emballage est la plus grande catégorie de production plastique, représentant près de 40 % de la production plastique en Europe3 et 33 % au Canada. Les catégories suivantes sont le bâtiment et la construction, avec un peu plus de 20 %, et l’automobile, avec 8 %.5 Le désir de Stouffer ressemble à une prophétie. (C’est du colonialisme, mais nous y reviendrons dans un instant.)
Avant l’appel de Stouffer à l’élimination et avant que les puissances militaires allemandes et américaines n’investissent des sommes considérables et des infrastructures de recherche pour perfectionner le plastique en tant que matériau de guerre dans les années 1940, le plastique était décrit comme un bien environnemental. Imitant d’abord l’ivoire, puis d’autres matériaux d’origine animale tels que la gomme-laque et l’écaille de tortue, le plastique était une substance artisanale qui mettait en valeur l’ingéniosité et les compétences technologiques tout en offrant « à l’éléphant, à la tortue et à l’insecte corallien un répit dans leur habitat d’origine ; il ne sera plus nécessaire de saccager la terre à la recherche de substances qui se raréfient constamment ». L’idée du caractère jetable et de la production de masse des plastiques est relativement récente, puisqu’elle est apparue un demi-siècle après l’invention des plastiques. La plupart des graphiques sur la production de plastique commencent après 1950, ignorant l’histoire des plastiques au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, puisque ces matériaux n’existaient pas sous la forme de substances produites en masse que nous connaissons aujourd’hui. Il en a été autrement pour les plastiques. »