La signification spirituelle de la vie insulaire dans les sermons d’Isaac de l’Étoile

1. 4. La tempête

« Survint alors dans la mer une agitation si violente que la barque était couverte par les vagues. Lui cependant dormait. » (Matthieu 8, 24) Isaac poursuit l’exégèse de l’épisode du lac de Tibériade en l’articulant autour de deux thèmes : la tempête et le sommeil du Christ. Il met en parallèle la grande agitation qui se produit sur le lac traversé par Jésus et ses disciples, et le thème de la tempête, récurrent dans les Psaumes39. La source de la tempête est un vent contraire, l’aquilon du Cantique des Cantiques (4,16), le diable, Satan, qui s’acharne contre l’Église afin de la conduire au naufrage (S. 13, 9). Comme dans tout le sermon 13, la barque est identifiée à l’Église, qui, « à force de bras, navigue encore dans ce monde »40. Avec la tempête, c’est donc l’unité de l’Église qui est menacée. Satan est ici le symbole de la dispersion, de la dissipation41, de la démesure (nimis). À l’époque où il compose ce sermon, Isaac éprouve­-t-il de l’inquiétude au sujet de l’unité de l’Église? En effet, Alexandre III, pape depuis 1159, est en lutte permanente avec les antipapes que soutient l’empereur Frédéric Barberousse. Ou bien fait-il allusion, non sans audace, aux déchirements auxquels la communauté cistercienne elle-même était soumise à la suite de l’affaire Thomas Becket ? Le développement sur l’orgueil et l’ambition, qui précède la description de la tempête dans ce sermon 13, vise-t-il alors Geoffroy d’Auxerre, l’abbé de Clairvaux ? Ou bien encore, fait-il état d’une certaine tension entre la communauté de l’Étoile et les autorités séculières de la région42?

Quoi qu’il en soit, dans les sermons 14 et 15, la menace est clairement identifiée : c’est l’acédie43, autrement dit le dégoût, la paresse, le sommeil du cœur et de la foi. C’est là qu’il faut chercher l’origine des menaces qui pèsent sur la cohésion de la communauté des fidèles du Christ. La tempête, dès lors, doit être comprise comme un avertissement de Dieu envers ceux dont la vie spirituelle s’engourdit sous l’effet conjugué de la sécurité matérielle et de l’oisiveté. Parce que le moine a fait le choix du monde régulier, il est donc ainsi, dans une certaine mesure, libéré de l’affairement caractéristique de la vie séculière, il est plus facilement la proie de « la peste de l’acédie » (S. 14, 10).

« C’est en effet dans le repos [in otio], mais non dans la paresse [in otiositate], qu’ on apprend la sagesse. Car rien de plus affairé que ce repos, rien de plus laborieux que ce loisir : là, on apprend la sagesse ; là on interroge le verbe de Dieu. Marthe travaillait, Marie était en repos, elle ne languissait pas [non languebat], tandis que Lazare languissait, passant de la langueur à la mort, de la mort à la décomposition. O combien d’hommes aujourd’hui qui, libérés du travail utile au­dehors, et intérieurement inactifs ou paresseux, assurés du nécessaire et s’occupant de fables et de pensées stupides [fabulis et cogitationibus]44, ont renoncé à l’inquiétude de Marthe sans pour autant trouver la dévotion de Marie! » (S. 14, 1­2)45

La symbolique est claire. Le village de Béthanie figure ici le monastère, la « maison d’obéissance ». Marie, la contemplative, représente l’état spirituel idéal auquel tend Marthe dans son doute et son affairement, et dont, malgré les apparences, s’est détourné Lazare dans son sommeil. L’opposition entre Lazare et Marie est donc plus profonde que celle entre Marthe et Marie46. Car en vérité le repos de Marie est le signe d’une activité tout intérieure, entièrement tendue vers Dieu, tandis que le sommeil de Lazare l’entraîne vers la mort, dans l’oubli de Dieu. Mais la paresse peut aussi se dissimuler sous les apparences de l’affairement, elle peut être, comme le dit Isaac, tout intérieure. Renoncer physiquement au monde ne suffit pas à légitimer l’engagement monastique. Il faut s’orienter corps et âme vers le divin. La vie spirituelle est une lutte : on n’atteint pas le repos, la sérénité, sans lutte, sans inquiétude. Dans le sermon 15, Isaac a des mots très durs envers ceux qui trahissent leur vocation. Il leur rappelle d’abord l’attitude exemplaire du Christ, qui « a donné sa vie quand il a voulu, comme il a voulu, le temps qu’il a voulu ; il a couru avec joie au combat qui lui était présenté. »

« Qu’ils osent paraître ces murmurants, ces pleurards, ces tièdes, ces trembleurs, ces retardataires qu’il faut tirer et pousser vers la croix et la souffrance de l’Ordre et de la pénitence auxquelles par serment ils se sont donnés ? »(S. 15, 6)

Ceux-là contreviennent à la règle fondamentale de l’obéissance, parce qu’ils n’ont pas la force de suivre l’exemple du Christ auquel s’est vouée la communauté. Cette faiblesse est engendrée par l’acédie, la paresse, l’ennui : « Les plus parfaits, ayant l’impression d’avoir dompté leurs vices, s’endorment dans la sécurité d’une bonne conscience, comme s’ils n’avaient personne à redouter ; les imparfaits s’endorment dans la sécurité des choses matérielles, tout leur vient sans peine, les autres le leur procurent. » (S. 14, 10) Les premiers, soi-disant « parfaits », se satisfont d’une certaine « paix intérieure » : ils ont, pensent-ils, fait taire en eux l’appel des tentations. Mais cette impression de paix est pour le moins prématurée : nul ne saurait obtenir une certitude concernant son propre salut en se contentant d’adopter cette attitude purement négative de retrait vis-à-vis du monde et de sa propre nature charnelle. Le prétendre, c’est ignorer la transcendance absolue de la volonté divine. Non seulement il est impossible d’avoir la certitude que l’on a définitivement vaincu ses démons intérieurs et extérieurs, mais l’incertitude demeure fondamentalement le moteur de la vie spirituelle.

Isaac le souligne en développant sa théologie de la prédestination, fortement inspirée de celle de saint Augustin : « dans la lumière sainte, seuls les saints voient en toute vérité ce qu’ils doivent vouloir, et, dans sa force, ils ont toute l’énergie pour accomplir ce qui leur apparaît comme un devoir. »(S. 36, 22) Mais l’homme qui n’est pas touché par la grâce, doit, par la prière, rechercher sans cesse si sa volonté propre est en accord avec la volonté divine, en demeurant toute humilité devant Dieu :

« Puisque nous ignorons bien souvent quel est son vouloir, nous devons toujours demander ce qui nous semblera mieux en accord avec la piété, et cela non d’une manière absolue [nec tamen absolute], mais selon l’exemple que nous a donné la Sagesse elle-même, qui dit au Père : c’est possible ou : tu veux, éloigne le calice. [= Matth. 26, 39 ; Lc. 22, 42] Pareillement, nous devons dire à tout propos : [= Mc. 14,36] (…) Pour moi, je ne veux absolument pas un Dieu que mon désir passionné ferait renoncer en ma faveur à la vérité de sa parole [a verbi sui veritate] : seulement un Dieu dont l’action me fasse renoncer à la vanité de ma parole [a verbi mei vanitate] ; pas un Dieu qui, à cause de moi, se mettrait à vouloir ce qu’il n’a pas jusqu’alors voulu : seulement un Dieu qui, à cause de lui, me fasse vouloir ce qu’il a toujours voulu. » (S. 36, 18­19)47

La bonne conscience (bona conscientia) ne saurait donc suffire : le retrait du monde, auquel le moine s’engage par vocation, doit s’accompagner d’un abandon de soi-même à la volonté divine. Il faut donc encore « redouter » Dieu, se mesurer, dans la conduite de sa vie, à l’incertitude qu’engendre l’incommensurabilité de la puissance humaine et de la puissance divine. Les « seconds », nous dit Isaac, les « imparfaits », profitent en quelque sorte de la sécurité matérielle qu’ils trouvent dans leur retraite monastique pour donner libre cours à leur paresse. C’est l’occasion de souligner ici l’importance du travail dans la spiritualité cistercienne. On sait que le moine cistercien doit s’astreindre à une activité manuelle, le plus souvent agricole ou horticole. Dom Jean LECLERCQ, dans une belle analyse du sermon 5048, résume ainsi la pensée d’Isaac sur la place du travail dans la vie monastique : le travail manuel répond à deux nécessités ; « celle de gagner notre pain », et, en ce sens, le moine partage la pénitence d’Adam chassé du paradis, « et celle de donner aux indigents », et suivre ainsi l’appel du Christ : « Faites l’aumône et tout sera pur pour vous. » (Luc 11, 41)49. On comprend mieux l’agressivité d’Isaac envers les moines errants qui se répandaient à l’époque en particulier dans l’ouest du pays :

« Ils travaillent un petit peu de leurs mains, ne font absolument aucun élevage, restent toujours la bouche béante devant la main d’autrui, ne refusent rien. Oiseaux de l’Évangile « qui ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers » et que « le père céleste nourrit. » [Matth. 6, 26] »

Mais le travail a également une indéniable vertu spirituelle : il permet au moine de lutter plus efficacement contre l’acédie. Le corps au travail est un corps que l’âme maîtrise, dont il canalise l’énergie50.

Il y a ainsi, dans la pensée cistercienne, une recherche d’un véritable équilibre de vie, d’une alternance, spirituellement efficace, entre la contemplation et le travail. Plus que tout autre, Isaac est conscient des deux excès qui menacent cet équilibre. D’une part, la production issue du travail peut prendre le pas sur l’activité elle-même : l’accroissement des richesses du monastère peut alors faire oublier la pauvreté matérielle nécessaire au cheminement spirituel. D’autre part, l’absence de travail peut entraîner l’âme sur la voie de la paresse et d’une satisfaction prématurée : cette lutte contre la « facilité » en quoi doit consister, dans un certain sens, la vie monastique, cède alors la place à l’acédie et au relâchement. La pauvreté « effective », c’est-à-dire matérielle, et la pauvreté « spirituelle », c’est-à-dire l’humilité et la crainte devant le jugement de Dieu, sont nécessaires et indissociables :

« Voilà pourquoi, mes bien-aimés, les saints Pères, que nous, les hommes surchargés et épais, pour ne pas dire alourdis et engraissés, avons bien osé suivre à la trace sur les sentiers ardus et étroits51 ont placé comme pierre angulaire des deux murailles dans l’édifice spirituel la pauvreté, en distinguant deux espèces et l’orientant dans les deux directions : la pauvreté effective et la pauvreté spirituelle, afin que celui qui voit son insuffisance en l’une et en l’autre soit de part et d’autre plein d’attention et de zèle et qu’il ne puisse négliger ni l’une ni l’autre. »(S. 14, 10)

La tempête qui s’abat sur l’Église répond en réalité aux débordements dont Isaac dresse un tableau si éclairé, et sanctionne un oubli ou une ignorance des principes fondamentaux de la vie religieuse.

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