La signification spirituelle de la vie insulaire dans les sermons d’Isaac de l’Étoile

1. 3. La mer. La barque.

Nous avons déjà noté le sens allégorique qu’Isaac donne au mot « barque » (navicula) dans le sermon 13 : « La barque désigne donc l’Église, qui, à force de bras17, navigue encore dans ce monde, cette mer à l’immense étendue. » (S. 13, 2) La mer de Galilée (connue également sous le nom de « lac de Tibériade ») que traversent Jésus et ses disciples est ici identifiée à « cette mer à l’immense étendue (mare magnum et spatiosum) » et, allégoriquement, au « monde ». La mer fait partie de l’imagerie traditionnelle de la pensée antique, patristique et médiévale. Elle symbolise le plus souvent le monde d’ici-bas, le « siècle »18. Ainsi figuré, le « monde » n’est pas tant l’ensemble des manifestations de la nature, qui sont plutôt incluses dans une doctrine de la création, mais la « mondanité », le lieu où se nouent les passions et les vices, le lieu de l’oubli de Dieu, « la région de dissemblance »19. La doctrine d’ Isaac est conforme à cette tradition, mais elle est de surcroît enrichie par une expérience sensible de la mer : quand Isaac, dans son exil insulaire, parle de la mer, il la voit, il sent son emprise terrifiante. « L’eau salée, dense et mortelle » s’oppose à « l’air qui souffle et entretient la vie » écrit Isaac (S. 15, 2), en pensant au passage de la Genèse : « … l’esprit de Dieu était porté au-dessus de l’eau »20. L’air est chez Isaac le symbole de l’Esprit Saint, tandis que l’eau, et particulièrement l’eau de mer, est ce qui s’écoule et s’évapore, le symbole de l’ignorance et de la torpeur21. De plus, elle est fondamentalement pour lui une puissance mortifère, comme le laisse entendre le début du quinzième sermon :

« Jésus monta sur une barque… O curiosité des hommes, ô présomptueuse audace des êtres fragiles ! Quelle idée est venue aux malheureux mortels de se sentir comme à l’étroit sur les étendues terrestres, leur propre domaine, et de parcourir les mers en confiant leurs vies à un bois fragile ? La mer en ce moment est sous nos yeux : vous le voyez, frères, une barque est secouée par les vagues. Qu’y a-t-il, je le demande, pour ces malheureux navigateurs à s’interposer entre la vie et la mort, sinon, nous le disions, un bois fragile, un bois peu épais ? »

La mer, en l’occurrence la « grande mer »22, est le lieu du péril par excellence. Le marin, hanté par le souvenir des tempêtes et la possibilité du naufrage et de la perdition, est confronté à des puissances qui le dépassent et le renvoient à sa finitude, sa fragilité. La navicula, la petite embarcation de bois, est alors pour le « malheureux navigateur » la seule planche de salut susceptible de s’interposer entre la vie et la mort.

Ce lien fragile et ténu (tenue) avec la vie, ce morceau de bois va prendre dans la suite du sermon une signification singulière : il n’est autre que le bois de la croix par lequel le Christ inaugure le temps du salut, et, par extension, le symbole de la foi. La manière dont Isaac conduit ici son exégèse est remarquable : au texte de Matthieu, « Jésus monta dans une barque », fait écho l’évocation d’un spectacle familier aux moines des Châteliers : « une barque secouée par les vagues ». Le tableau prend d’emblée une dimension dramatique : ce fragile esquif évoque la précarité de l’existence du navigateur. Il faut cependant aller plus loin et donner à cette scène un sens philosophique et spirituel :

« Mais arrêtons-nous un instant, frères, pour approfondir cette idée, et selon notre habitude faisons servir ce que nous voyons au dehors à l’instruction de nos âmes23. Nous voilà fatigués et il nous reste un moment. » (S.15, 1)

Le procédé est assez habituel dans les sermons d’Isaac : la contemplation d’un chêne vert (l’yeuse du sermon 24), du cycle des saisons ou de champs cultivés, insuffle une vigueur nouvelle à la vigilance intellectuelle du moine. Le monde extérieur est ce livre inépuisable où se déploie l’intelligence divine, en vertu du fameux argument paulinien cité par Isaac dans le sermon 44 : « Les réalités spirituelles se laissent apercevoir à partir de cette créature qu’est le monde »24. (S. 44, 1 = Rom. 1, 20). La contemplation du monde « extérieur » a donc une vertu didactique inestimable, à condition de s’inscrire dans une attitude d’attention spirituelle rigoureuse :

« Ce monde visible est donc au service de son maître, l’homme, pour sa subsistance ; il est aussi à son service pour son instruction. Il nourrit et instruit, il soutient et enseigne : c’est un bon serviteur, s’il n’a pas un mauvais maître. » (S. 44, 2)25

En prenant appui sur son environnement proche et quotidien, sur les réalités les plus immédiates au sens, Isaac prépare son auditeur à suivre les développements les plus difficiles du sermon. Lorsque le soleil, les vents marins, le travail ont lassé le corps des protégés de l’abbé, ce procédé permet de réveiller l’âme, de la « recentrer » vers le divin26. Cette technique de composition du sermon correspond bien à la relation traditionnelle du moine cistercien avec le monde « visible ». Guillaume de Saint-Thierry avait déjà rapproché, dans sa biographie de Bernard de Clairvaux, la méditation des Écritures et la nature :

« Jusqu’à présent, tout ce qu’il y a de force dans les saintes Écritures, tout ce qu’il y découvre de sens spirituels, c’est à ses méditations au fond des forêts et des champs, c’est à la prière qu’il déclare les devoir, et il répète à ses amis, dans un langage aussi gai que gracieux, qu’il n’eut jamais d’autres maîtres que les chênes et les hêtres. »27

On sait également l’attention avec laquelle les cisterciens choisissaient le site de leurs abbayes, et l’importance dans ce choix de la symbolique des éléments du paysage — rivière, vallée, bois, etc..28. Il est donc naturel pour Isaac de nourrir son exégèse du texte évangélique du spectacle offert par le monde visible.29

Mais revenons à l’évocation de « la barque secouée par les vagues » : le sens spirituel de l’image se dévoile à partir du moment où l’on comprend que le navigateur n’est pas moins en danger sur la mer « que ne le sont tous les hommes dans le monde et la chair [in mundo, vel in carne] » (S. 15, 2). Par essence, la condition humaine est même plus périlleuse : le navigateur, lorsqu’il engage son embarcation, prend le risque d’affronter une tempête, et de faire naufrage ; l’homme, lorsqu’il entre dans cette chair corruptible (ex quo venit in carnem hanc corruptibilem), entre du même coup dans la mort (utique venit in mortem). En effet, nulle planche de salut, hors la révélation, ne permet à l’homme d’échapper à la perdition : rien n’intercède entre l’âme et la chair30, entre la chair et le monde. La naissance est déjà un naufrage :

« C’est pourquoi, dès que nous entrons dans cette chair corruptible, nous entrons aussi dans la mort : nous ne sommes pas conçus en l’une avant d’être absorbés dans le gouffre de l’autre ; nous ne sommes pas d’abord introduits dans la vie, puis engloutis dans la mort ; nous ne sommes pas d’abord hommes, ensuite pécheurs ; nous ne sommes pas d’abord nés, ensuite naufragés. Dès que nous sommes venus au monde, aussitôt ce monde nous a rendus immondes31. (S. 15, 2­3) »

Cette dialectique de la vie et de la mort n’est intelligible que si on la replace dans la perspective du péché originel, comme le fait Isaac dans les sermons 6 et 7. La faute d’Adam est le premier drame de l’histoire humaine. Elle inaugure l’ère de la duplicité en l’homme : en « descendant » du paradis, Adam se situe entre l’ange et le diable32, entre l’âme et la chair33, entre la vie et la mort. La naissance humaine est donc la concrétisation d’un pacte avec la mort : en prenant possession d’un corps, l’âme, ce pur principe de vie, est marquée sous le sceau des sept corruptions dont Isaac donne la liste dans le sermon 6, 4-8 : l’orgueil, l’envie, la colère, la tristesse, l’avarice, la gourmandise, la luxure. Remarquons d’ailleurs que l’orgueil est la première de ces corruptions, d’où naissent toutes les autres : c’est là une constante chez Isaac, et les sermons que nous commentons sont en premier lieu dirigés contre l’orgueil, comme nous l’avons déjà pressenti34.

Cependant, si l’homme ne partage pas la vie de l’ange, parce que rien n’incline l’ange vers la mort, il n’est cependant pas totalement mortel, à l’instar du diable : car la mort du diable, elle, « n’a rien pour être rappelée à la vie ». La possibilité de rompre ce lien naturel, hérité du père de l’humanité, entre l’âme et la chair, lien que la volonté renforce de façon coupable, est inscrite dans l’anthropologie chrétienne. Comme le dit Isaac dans le sermon 41, second sermon pour le jour de Pâques, la vie humaine est rythmée par trois naissances et deux résurrections. La première naissance, qui, souligne-t-il, n’est nulle part appelée résurrection, est la naissance charnelle, « caro de carne ». La seconde naissance, qui est la première résurrection, est la naissance spirituelle, figurée par la résurrection du Christ, qui inaugure « une vie nouvelle », conformément aux paroles pauliniennes de l’Épître aux Romains (4, 6). Cette ère nouvelle est tendue vers la promesse d’une troisième naissance, d’une seconde résurrection, celle par laquelle « la chair tout entière vivra immédiatement et complètement de l’âme seule ; l’âme tout entière vivra immédiatement et parfaitement de Dieu seul ; car ni la chair n’aura besoin d’aliments, ni l’âme de sacrements » (S. 41, 8). Ces trois moments, la création « à l’image et à la ressemblance », le renouvellement par la grâce, et l’achèvement dans la gloire, rythment la pérégrination de l’homme en quête de Dieu, son cheminement entre la mort et la vie.

Le naufrage est donc originel et universel, symbolisé par les eaux du déluge35, les eaux de mer : toutes les âmes qui s’incarnent sont donc nécessairement submergées.

« Qu’alors quelques âmes aient survécu grâce au bois, comme vous le voyez ici dans cette barque, il y a là un symbole du bois de la vie, ou de la croix vivifiante du Christ, seule protection, seule défense qui sauve un petit nombre d’élus, alors que beaucoup sont appelés et que beaucoup plus encore ne sont pas appelés et sont submergés. » (S. 15, 4)

Ces âmes, sauvées du déluge grâce à l’arche de Noé, âmes dont Pierre porte le nombre à huit36, préfigurent le petit nombre d’élus qui seront sauvés par le bois de la croix, en devenant les « disciples » du Christ. La barque du lac de Tibériade et la petite embarcation secouée par les flots qui s’offrent aux regards méditatifs d’Isaac et de ses auditeurs, symbolisent donc le bois de la croix :

« C’est donc le seul et solide bois de la foi [solo et solido ligno fidei] qui pour nous s’interpose entre la vie et la mort. Et dans cette barque je verrais volontiers la croix même sur laquelle est monté le Sauveur, où il a écarté de nous la mort et nous a éloignés, séparés, libérés du monde, de la chair et du diable. » (S. 15, 5)

L’analogie entre la barque matérielle du navigateur et la barque spirituelle sur laquelle est monté le Christ doit donc être corrigée : autant le rempart qu’offre le bois matériel à l’abîme des eaux est fragile, sans épaisseur, autant celui qu’offre le bois de la foi est solide. La barque matérielle permet au mieux de survivre, tandis que la barque du Christ opère une véritable régénération des âmes, une résurrection, une vivification : la croix vivifie l’âme37, la libère du règne de la mortalité. Cette vivification s’opère, comme nous allons le voir maintenant, par la foi, en tant que le bois de la croix est le bois de la foi. Car la manière dont le Sauveur est monté sur la croix — ou sur la barque, si l’on se rappelle l’épisode de Matthieu —, symbolise éminemment la puissance de la foi :

« Il est monté, nous dit-on fort bien, non point violenté, non point traîné de force, mais volontairement. Il est monté, volontairement il a offert le sacrifice au Père, étant victime et prêtre, s’offrant lui-même parce qu’il l’a voulu. » (S. 15, 5)

Cette soumission volontaire au dessein de Dieu, dût-il promettre la souffrance, est exemplaire. Elle s’oppose à la désobéissance d’Adam, par laquelle a été rompue la chaîne d’or qui liait Dieu, l’esprit, la chair et le monde38. Lui fait écho la règle de l’obéissance, qui donne sa cohérence à la vie religieuse.

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