Épuisant (exhausting) capitalisme

Il m’arrive fréquemment de me retenir de l’envie d’adresser un « ô c’est dingue ! Qui aurait pu savoir à quel point ces gens-là sont fourbes et calculateurs ? » , ponctué de quelques smileys ironiques.

Mais je me retiens.

Moi aussi, après tout, j’ai eu 18 ans, c’était il y a longtemps (en 1986) et, à l’époque, je m’indignais tout pareil en découvrant les fourberies et les turpitudes de la classe politique, les calculs machiavéliques et les retournements de veste opportunistes.

Et je suppose qu’à l’époque, il se trouvait bien un vieux de la vieille qui brûlait de l’envie de me rétorquer avec ironie : « ô c’est dingue ! Qui aurait pu savoir à quel point ces gens-là sont fourbes et calculateurs ! »

C’est ainsi. Chacun fait son chemin.

Ça me rappelle soudain ce petit opuscule de 3 pages et demie intitulé « Indignez-vous ! », qui s’était vendu à 4 millions d’exemplaire dans le monde. Je me souviens avec quel agacement j’avais assisté à l’engouement autour de ce texte dont la puissance performative m’avait semblé inversement proportionnelle à son contenu.

(je copie colle le final)

« Aussi, appelons-nous toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. » À ceux et celles qui feront le XXIe siècle, nous disons avec notre affection :
« CRÉER, C’EST RÉSISTER.
RÉSISTER, C’EST CRÉER. » »

(heu ??)

Les défenseurs du texte rétorquaient : l’indignation n’est que la première étape, l’éveil de la conscience, le préalable à la deuxième étape : la résistance. Certes. 14 ans plus tard, on s’indigne toujours autant, me semble-t-il, et quant à résister, disons que c’est à géométrie variable (ma gueule et moi d’abord, si je puis me permettre). Concernant les effets sur l’état global des affaires du monde, j’ai plutôt l’impression que, depuis 2010, on a encore franchi quelques paliers dans l’injustice, le racisme, et la violence. J’ai plutôt le sentiment d’une sacrée régression quand je relis (ce qui m’a pris quatre minutes montre en main) le texte de Stéphane Hessel.

Typiquement le genre de texte qu’on préfère ne pas relire. De peur d’éprouver quelque embarras. J’imagine que les jeunes gens qui défilèrent contre le Front National entre les deux tours des présidentielles de 2002, ou ceux qui tenaient la place de la République pendant le mouvement Nuit Debout, oscillent aujourd’hui eux aussi entre l’embarras et la nostalgie à l’évocation de ces enthousiasmes militants passés.

Combien se sont rangés dans le droit chemin, tels ces maoïstes des années 70 qui ont rejoint, au mieux, les rangs des partis centristes et profitent désormais sans vergogne des avantages du système, sans parler de ceux qui ont carrément versé du côté réactionnaire ?

Combien, finalement, ont fait leur vie, adoptant l’éthique du travail (la valeur travail), l’éthique de la famille, et que les politiques anti-migratoires racistes menées par les gouvernements successifs depuis vingt ans ne choquent plus du tout, à peine si l’on y pense, et s’indignent de l’état de la dette nationale plutôt que du sort des exploités au Bangladesh, bien qu’il leur arrive, de temps à autre, de s’indigner sporadiquement, par réflexe, en tombant par hasard sur une nouvelle atroce diffusée sur leur réseau social préféré ?

Je ne dis pas cela pour m’en plaindre ou porter un jugement sur le cours de nos opinions politiques : Hannah Arendt avait noté, il y a bien longtemps, qu’en vieillissant, on tend à devenir conservateur – certes, il y a des exceptions, et tant mieux pour elles, ces exceptions, ou tant pis –, mais elles confirment la règle, j’en ai peur.

Je dis cela parce que je crois que le capitalisme nous aura un‧e par un‧e à l’usure. Il nous épuise. En nous accaparant (pensez à la « valeur travail », l’éthique du travail, l’éthique de la famille, comment même les plus révoltés des jeunes gens finissent en général par y adhérer et la défendre : « je travaille moi, monsieur, j’ai des bouches à nourrir ! »). Il n’est même pas possible de définir le moment précis où on s’est fait avoir. La vérité, c’est que le piège se referme doucement – du moins dans les pays relativement paisibles comme le nôtre – : on devient sans y prendre garde un peu plus conservateur, on aimerait un peu plus de stabilité, on craint les soubresauts de l’histoire, on ne rêve plus de mettre à l’épreuve le système, mais juste de le réformer – manière de le conserver – et bientôt, nostalgiques d’un passé qu’on s’imaginait meilleur, et soucieux de s’assurer une bonne retraite, on se surprend à émettre quelques opinions réactionnaires, sur tel ou tel sujet, et si l’on s’indigne encore, ce n’est plus du tout sur les mêmes sujets qu’autrefois, on finit parfois même par embrasser la cause de ceux qu’on haïssait naguère.