Dix jours seulement après le passage dévastateur de la tempête Hélène, la Floride craint l’arrivée d’une nouvelle tempête. Peu importe qu’elle s’avère (peut-être, ou pas) de moindre puissance que la première. C’est une dévastation qui s’ajoute à un désastre. Et il n’y a aucune raison de croire qu’on pourrait en rester là.
Une des manifestations les plus spectaculaires de la catastrophe climatique, c’est la recrudescence d’évènements de ce genre. On en a connu par le passé, dans un système climatique antérieur. Des pires parfois. Mais leur succession de plus en plus rapprochée finit par rendre la perspective de l’adaptation de plus en plus incertaine. Vous pouvez construire toutes les digues que vous voulez, les renforcer, reculer les villages à tel ou tel endroit, de quelques centaines de mètres, voire de plusieurs kilomètres, mais arrive un moment où il faudra vous faire à l’évidence : le territoire est devenu inhabitable.
On connaît même ici en France ces villages nichés dans des creux de vallée, qui ont subi des inondations dantesques : on s’empresse de reconstruire, mais les travaux ont à peine débuté qu’une autre inondation survient et emporte les fondations qu’on avait restaurées.
On ne peut s’empêcher de traiter le bouleversement climatique comme une succession de crises : c’est-à-dire, à la manière dont, avec quelques autres chercheurs, j’entends ce mot « crise », comme des situations limitées dans le temps, déplorables certes, mais qui prendront fin : tout redeviendra comme avant. On reconstruira, le génie humain effacera les stigmates du désastre, et jusqu’à la mémoire de l’évènement.
Ce faisant, on se contente de prendre un problème global comme un incident localisé (ce qu’il est aussi évidemment), ou bien de limiter l’appréhension temporelle d’un phénomène planétaire et irréversible, à une calamité limitée dans le temps. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que le thème de la résilience a connu autant de succès ces dernières décennies : il s’accorde parfaitement avec cette manière de traiter les évènements comme des crises passagères pour éviter de les penser comme des catastrophes (et d’en analyser sérieusement les causes et d’en tirer les conséquences). La force du capitalisme, jusqu’à présent, c’est de survivre à toutes les crises, en évitant de toucher au système, au point qu’on a pu dire que la crise constituait l’élément (au sens hégélien) naturel de son déploiement. En traitant cette succession de désastres comme autant de crises localisées dans le temps et dans l’espace, on évite d’envisager le système en tant que tel (que ce soit le système climatique ou le système politico-économique dont le changement climatique dépend).
Et, de la même manière, on croit pouvoir se contenter de solutions localisées, préconisées à l’échelle locale, régionale ou nationale – ce qui est profondément stupide quand, par définition, la catastrophe climatique tout comme le système d’exploitation généralisé capitaliste sont des systèmes globaux, qui sont consubstantiellement liés l’un à l’autre.
On peut, mais pas toujours, quitter un territoire devenu inhabitable (je dis « pas toujours », parce qu’en réalité, une majorité d’habitants de cette planète n’ont guère le choix, et quand ils voudraient partir, deviennent indésirables là où ils souhaitent aller – les inégalités devant l’adaptation épousent parfaitement les inégalités socio-économique sur cette planète. Une catastrophe n’est jamais, en tant que telle, purement naturelle : elle est politique, sociale et économique, dans ses causes comme dans la distribution de ses effets). Prendre acte de la catastrophe, c’est renoncer, et accepter de perdre un monde. Refaire un monde ailleurs. Si tant est qu’on vous accorde en cet ailleurs l’hospitalité et les moyens nécessaires à la survie. Pour beaucoup trop d’habitants de cette planète, perdre un monde constitue une expérience déjà vécue, réitérée même. Naître et grandir sous les bombes, voir sa maison s’effondrer, puis une autre maison puis une autre… ne plus savoir où habiter. N’avoir pas d’autre choix que fuir, encore et toujours, souvent en se cachant (comme c’est le cas pour de nombreux réfugiés). Oui. Beaucoup trop de gens ont déjà vécu l’expérience de perdre un monde.
Et la catastrophe climatique perdra beaucoup d’autres mondes, étendra l’expérience de la précarité la plus vitale à beaucoup d’autres gens. Pas tous évidemment, pas tous.
Quand l’ouragan Dorian avait dévasté les Bahamas en 2019, j’avais été très frappé par le fait que sur ces îles paradisiaques, où sont installés des résidences de luxe des plus fortunés de la planète, ne demeuraient plus au passage de la tempête que les plus pauvres : les domestiques et les réfugiés Haïtiens notamment, mais aussi les autochtones. Parmi les 74 morts et 424 disparus, nul doute qu’il ne s’y trouvait aucun milliardaire : tous avaient fui « à temps » par la voie des airs.
Pourquoi donc semble-t-il impossible de considérer sérieusement le changement climatique comme une catastrophe, pourquoi semble-t-il impossible de le traiter autrement que comme une succession de crises passagères ? Parce que dans le premier cas, il faudrait remettre en question le système d’extraction et d’exploitation capitalistes dans son ensemble (ou, toucher à ses principes mêmes) – les premiers concernés, c’est-à-dire les habitants des pays riches qui pensent (non sans raison) avoir les moyens de s’adapter aux « crises », dépendent de cette extraction et de cette exploitation généralisées sur lesquelles repose le capitalisme. Y renoncer serait perdre leur monde avant que les effets du changement climatique ne les y contraignent. Peu importe que beaucoup d’autres aient déjà perdu, et continuent de perdre des mondes, tant qu’on espère avoir une chance de conserver le sien. Ce renoncement semble intolérable. Comme disait Georges W. Bush à l’orée du millénaire : « le mode de vie américain n’est pas négociable ». « Nous ne lâcherons rien », et la résilience est au fond le credo des nations qui refusent de cesser de croire à leur destinée singulière (le nationalisme est un sentiment stupide, mais à l’horizon de la catastrophe climatique, il est tout bonnement criminel et génocidaire).
(j’arrête là pour ce soir : j’ai l’impression de re-écrire une cinquantième version de l’introduction du livre que je n’ai toujours pas terminé – pas dit qu’il soit achevé du reste avant que j’aie moi-même perdu le monde dans lequel il soit encore possible de le publier)