Comment s’enfuir de la maison des bonbons ? (Alexander Dunlap, Jostein Jakobsen et le mangeur de monde)

Gretel pousse la sorcière dans le four. Illustration de Theodor Hosemann (1807-1875).
Alexander Dunlap and Jostein JakobsenThe Violent Technologies of ExtractionPolitical ecology, critical agrarian studies and the capitalist worldeater

Je viens de terminer la lecture de deux ouvrages d’Alexander Dunlap. Le premier co-édité avec André Brock, Enforcing Ecocide. Power, Policing & Planetary Militarization, Palgrave McMilan, 2022, réunit des chercheurs autour de la militarisation croissante des zones d’extraction et de contestation écologiques (entre autres thèmes). Le second, co-écrit avec Jostein Jakobsen, The Violent Technologies of Extraction. Political ecology, critical agrarian studies and the capitalist worldeater (Palgrave McMilan 2020), dresse un tableau impressionnant, pas dénué de lyrisme, autour de la figure du Worldeater (le « mangeur de monde »), créée par l’écrivain anarchiste Fredy Perlman (Against His-story, Against Leviathan, dont on trouvera le texte complet sur the anarchist library, tout comme de nombreux articles d’Alexander Dunlap)

Le recours aux métaphores et aux monstres, inspiré de Perlman mais aussi de l’anthropologue Michael Taussig (The Devil and Commodity Fetishism (1980)) un de mes auteurs favoris, permet aux auteurs de dresser un tableau d’ensemble extrêmement saisissant du capitalisme extractiviste planétaire – Alexander Dunlap parle souvent d’un projet de « consommation de toute chose (consuming everything) », suivant un impératif délirant d’ « extractivisme total (total extractivism) ». J’ai forcément beaucoup de sympathie pour la teneur anarchiste de cette pensée radicale – et je note au passage cette radicalité et cet “engagement” chez un nombre croissant de scholars qu’on imagine à tort bercés par les routines des rouages académiques, notamment par exemple dans les domaines de la « political écology », des « Critics Agrarians Studies », auxquels les auteurs font référence ici, mais aussi dans bien des d’autres champs d’investigation (en anthropologie, en histoire, en géographie, en socio-écologie, etc. Mon blog essaie de rendre compte régulièrement de la vitalité de ces recherches, dont si peu, malheureusement, sont traduites en français)

Je ne suivrais pas Dunlap et ses collègues sur tous les points : Je ne recours pas aux mêmes “frameworks” pour penser la sphère des non-humains (étant assez critique envers les logiques du “spécisme”), ou les « pluriverses décoloniaux » chers à Arthur Escobar (ma fréquentation assidue des enquêtes ethnologiques auprès des groupes animistes m’ayant amené à me méfier des idéalisations dans le domaine des « sociétés indigènes », et des tendances essentialistes). Concernant son intérêt pour le “bioregionalism”, j’aurais tendance à le considérer sous un biais plutôt critique, dans la lignée des remarques que Rob Nixon fait à la fin de son ouvrage classique, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor (2011). Enfin, j’aborderais d’une façon sans doute différente les stratégies sournoises et multiples (protéiforme) « des néolibéralismes » (préférant ici le pluriel au singulier).

Pour le reste, je suis tout à fait séduit par la manière globale dont il appréhende la tragédie socio-écologique, la catastrophe climatique, et son insistance sur la décroissance (dans la lignée de Giorgos Kallis), et recommande ces lectures décoiffantes. Mieux encore, j’y retrouve, sous une autre forme, le concept de « colonialisme intime » et de « capitalisme intime » sur lesquels je travaille en ce moment et qui devraient occuper une place conséquente dans mon prochain livre (si tant est que j’en vienne à bout un jour !) comme en témoigne cet extrait tiré du chapitre 6 :

 

 

Arthur Rackham, Hansel et Gretel« La situation à laquelle l’humanité est confrontée – dans toutes ses milliards de multiplicités uniques – n’est pas si différente de celle de Hansel et Gretel. Alors qu’ils étaient séparés de leur famille, une personne effrayante (creepy) habitant une maison pleine de bonbons les a invités à entrer et s’est occupée d’eux, les laissant manger les bonbons et la malbouffe exposés dans la maison, mais les nourrissant également de poulet et d’autres repas à trois plats. Comme le raconte l’histoire, cette séduction douce et cette gentillesse n’étaient en réalité qu’un stratagème destiné à satisfaire son désir d’enfants rôtis. Dans la comptine Hansel et Gretel, les enfants inversent le scénario et envoient la « personne effrayante » – une histoire de chasse aux sorcières, donc – dans le four, la font cuire et s’enfuient. Cette personne effrayante (creepy) incarne l’éthique du mangeur de monde (worldeater). Si les humains et les non-humains ne sont pas tout bonnement expulsés, ils sont engraissés dans les fermes industrielles, ou enchantés pour être cuits ou, plus précisément, maintenus en vie juste assez longtemps – en utilisant leur meilleur intérêt rationnel – pour continuer un type particulier de travail, de rôle managérial, de style de vie et, globalement, de participation au système techno-industriel. Il s’agit peut-être de suivre les routes migratoires pour trouver du travail ou d’essayer de ne pas se tuer dans des emplois de bureau banals – ou des « bullshits jobs » (Graeber 2018), etc. La variation et la possibilité des situations vécues sont énormes. Le fait est que les humains ont rompu l’équilibre écologique et empoisonnent systématiquement leurs habitats, en trahissant leurs amis traditionnels, arbres, animaux et rivières – pour n’en citer que quelques-uns – en échange de la modernité et de la croissance économique ou de la « seconde nature » (O’Connor 1988 ; Escobar 1996). L’histoire de Hansel et Gretel – conformément à l’esprit ludique mais (mortellement) sérieux invoqué tout au long de ce livre – dans notre réalité pourrait ne pas être la fin heureuse racontée aux enfants, semblable à la fable similaire que la société dominante écrit avec ses concepts d’éco-modernisme et de croissance verte. Cela soulève la question suivante : comment les gens vont-ils s’enfuir de la maison des bonbons – comment vont-ils sortir du temple du progrès techno-capitaliste qui a été construit au cours des trois derniers siècles, si ce n’est plus ? Autrement dit, les humains ont-ils le pouvoir de résister à l’attrait du mangeur de monde et d’échapper à ses entrailles – que peuvent-ils faire ?

En théorie, la réponse est « oui ». En pratique, l’avenir est indéterminé, mais si l’on se fie à ce qui s’est passé au cours du siècle dernier, la réponse est « non ». »