S’il y a bien un aspect de la culture contemporaine qui me demeure totalement inaccessible, qui ne parvient pas à faire sa place dans mon esprit vieillissant (et le fait de vieillir n’y est évidemment pas pour rien), c’est bien le « lexique des identités sexuelles ».
Je suis conscient de faire incursion (maladroite) ici sur un terrain brûlant et semé d’embûches.
Clarifions (autant que faire se peut) :
Les recherches collectives (et parfois militantes) ou les quêtes personnelles concernant l’identité sexuée, le genre, les enjeux érotiques et politiques, l’appel à la reconnaissance ou à la dignité, et de manière plus générale les recompositions des identités sexuelles contemporaines – tout ce bouillonnement culturel ne date pas d’aujourd’hui, et pour avoir passé un bout de temps à étudier les cultures de l’antiquité méditerranéenne d’une part, et d’autres part les sociétés et les petits groupes animistes, je considère qu’il n’est pas étonnant que se redéploient de temps à autre de nouvelles grammaires, de nouvelles théories, de nouveaux modèles, pour penser des changements dans les représentations de soi et des autres, et accompagner des pratiques et des émotions émergentes (et bientôt installées fermement dans un « paysage sexuel »).
Bref, je suis tout sauf réactionnaire.
Non, ce qui m’interroge, c’est “ma propre” incapacité à intégrer les lexiques LGBT, etc. (l’impression que de nouvelles dénominations surgissent tous les jours – signe assez flagrant d’un monde qui se recompose – et que je n’arrive pas à suivre – d’avoir raté plusieurs trains)
L’explication la plus triviale d’abord : je vis depuis une vingtaine d’années loin des villes – mais alors vraiment loin, et de plus, comme une sorte d’ours, très à l’écart des mondanités urbaines où les choses se jouent.
Je peux vous assurer que dans la plupart des villages du Cantal où j’ai vécu, la totalité du lexique des nouvelles identités sexuelles est absolument ignoré. À l’exception peut-être de quelques adolescents qui fréquentent un lycée à Clermont.
Il y a les hommes, les femmes, les hétérosexuels, les homosexuels (pour les femmes on dit : lesbiennes) et grosso modo, ça s’arrête là. Une histoire de travesti circule peut-être, un peu comme une légende ou un sujet de plaisanterie, mais on dit alors “travesti”, à l’ancienne.
Forcément, dans ces zones éloignées des centres urbains, où la pyramide des âges est ce qu’elle est – les jeunes y sont rares, il faut du temps (et une génération au moins) pour que de nouveaux concepts prennent place dans la langue et l’esprit.
Ça ne veut pas dire que la question de l’identité sexuelle soit, on se demande par quel miracle d’ailleurs ce serait le cas, fixée une bonne fois pour toute (dans les campagnes ou dans l’esprit des plus âgés).
Là, c’est le psychanalyste “rural” qui parle :
Je ne compte pas le nombre de fois où chez les patients (de 7 à 77 ans dira-t-on) surgit la question sexuelle (c’est après tout la « spécialité du psychanalyste » d’une certaine manière) et parfois, notamment chez les mâles, jusqu’à la torture obsessionnelle – « l’homosexualité refoulée », ça fait, je vous l’assure, des dégâts, aujourd’hui pas moins qu’hier (surtout quand vous évoluez dans un monde où dominent des valeurs hyper-virilistes encore bien présentes de nos jours, et pas seulement dans les vestiaires des équipes de football de troisième division départementale.)
Bref, pour ce que vaut mon expérience, les problématiques urbaines de la sexualité (sans parler des expériences militantes LGBT) demeurent tout à fait étrangères à la majeure partie de la population de ce pays. Pour le moment.
Et je dois admettre qu’il en va de même pour moi, nonobstant l’intérêt que je porte (en tant qu’écrivain, anthropologue amateur et psychanalyste) à ces questions.
Le lexique, la nouvelle langue, « ça n’imprime pas ». Sans doute parce que je n’ai pas, ou jamais eu besoin jusqu’à présent, dans mes expériences passées, de remodeler mes représentations dans ce domaine.
Ce qui ne veut pas dire pour autant que les cheminements de l’identité sexuelle me sont étrangers !
À l’adolescence, et au sortir de l’adolescence, dans les années 80, j’étais comme on disait alors, à « voile et à vapeur » – et dans la petite faune urbaine de cette ville de province, arty/punk, dont j’étais un membre actif, la chose était courante et admise. Combien de fois je me suis réveillé au petit matin dans un appartement inconnu de moi jusqu’alors, avec une fille ou un mec rencontré la veille au soir – on se défonçait tellement, et c’était peu avant la catastrophe du Sida (après quoi, tout avait changé). J’avais quelque chose d’androgyne sans doute (c’était un look en vérité, mais aussi un peu plus que ça : on s’interrogeait gravement sur la part du masculin et du féminin en nous – et il y avait chez les punks à l’époque un certain mépris pour le virilisme, valeur des beaufs, des jeunes cadres dynamiques, du fascisme, de tout ce qu’on détestait en somme. On essayait délibérément je crois d’introduire de la confusion, de perturber ces systèmes de valeur d’un monde que nous rejetions (celui de nos parents dont on prenait conscience qu’ils trahissaient leurs engagements passés (de gauche) en se vautrant dans l’hyper-consommation, en s’embourgeoisant (chez mes amis issus de milieux aisés, ce qui n’était pas du tout mon cas), bref, l’irrésistible montée de l’individualisme.
Beaucoup plus tard, dans les années 90, j’ai rencontré un gars qui adorait se travestir. Il était à la fois très triste et très drôle. Avec un look d’employé de bureau modèle (ce qu’il était du reste) quand il était « en homme », mais la nuit, il devenait une sorte de miss Doubtfire, avec rimmel dégoulinant. On se faisait des sorties en boîte tous les deux, en se faisant passer pour un couple (ce qui le ravissait sans doute), je m’en amusais franchement, lui peut-être moins.
Au début des années 2000, ma copine avait un ami qui envisageait sérieusement de changer de sexe, subir une opération tout ça. Un putain de parcours de combattant. Je me souviens l’avoir escorté(e) à pied dans un quartier vraiment craignos de Bruxelles On aurait dit une princesse tirée d’un dessin animé pour enfant, genre Candy ou Heidi. L’équipée me semblait étrange romanesque, mais aussi absurdement dangereuse. Donc j’imagine que j’étais un peu son prince charmant (il/elle me regardait avec des yeux langoureux derrière ses petites lunettes rondes en me comparant à heu.. Albert Camus ??!! Bien, oui, mais heu).
Il y eut un moment merveilleux dans son appartement (au milieu des œuvres complètes de Heidegger en allemand et de sa collection de jouets Hello Kitty (sic sic et resic)) :
Il/elle m’expliquait qu’elle envisageait de devenir médecin. J’étais alors « en train de devenir analyste » – et j’ai répété doucement en détachant les syllabes : Mé-De-Cin ?
Et nous avons beaucoup ri.
Après quoi : jamais revu(e). (quelques nouvelles plus tard, d’amis-d’amis, pas très bonnes, les nouvelles : acting out dans une église, je passe les détails => psychiatrie, etc. Une tragédie.
Encore plus tard j’ai accompagné un lycéen dans son assomption (si j’ose dire – je peux le dire, parce que maintenant, ça va beaucoup mieux) homosexuelle, à l’époque où il subissait une persécution en bonne et due forme (et son psy était je le crains son seul secours – jusqu’à ce qu’il quitte sa famille d’abrutis-super-men-hyper-virils, son lycée de merde pas moins ignoble (je vous passe là aussi les détails) et trouve un garçon qui prenne le relais. Il avait émigré à Strasbourg, vivait de rien ou quasiment (un vrai homme ne fait pas d’études, alors qu’il avait une place toute chaude aux abattoirs de Neussargue hein !, quelle misère de voir ça, et si ça se trouve, c’est une fiotte, beurk !=> ambiance)
Ce qui me frappe dans tous ces petits récits (et il y en aurait tant d’autres), c’est que je n’ai pas besoin d’un lexique très sophistiqué pour les raconter.
La littérature des siècles passés, et particulièrement le précédent, n’est pas pauvre
c’est le moins qu’on puisse dire, en explorations, parfois dramatiques, voire tragiques, souvent anxieuses, et quelquefois joyeuses, des identités sexuelles ! Ces livres-là, qui sont revendiqués aujourd’hui à raison comme des jalons dans les processus de reconnaissance, ont été écrits dans une langue somme toute assez courante, sans que leurs auteurs aient éprouvé le besoin d’ajouter des. des x et d’autres modifications à la langue dont ils disposaient.
Que la langue d’aujourd’hui repose sur des strates qui sont la manifestation des structures de domination (pas seulement sexuelle !), c’est lieu commun.
Mais je reste assez dubitatif devant cette profusion presque techniciste, en tous cas assez “froide”, et peu poétique, (tout du moins à mon goût), de modifications. Il me semble que de Rabelais à Arno Schmidt, en passant par Sterne, Joyce, Freud ou Virginia Woolf, on a trouvé le moyen de dire avec la langue des choses que nombre de locuteurs auraient préféré ne pas entendre.
Et je pense aussi à l’oralité, qui ne se prête guère aux . et aux x (qu’on ne prononce pas le plus souvent).
Sans doute viendra un temps où ces modifications seront suffisamment éprouvées et partagées par les locuteurs pour faire partie intégrante de la langue telle qu’on la parle. Peut-être cependant faudrait-il défendre ces “modifications”, très transitoires à mon avis, avec un peu moins de crispation qu’on le fait parfois. Et se rappeler que pour énormément de gens, ces modifications n’ont encore aucun sens (ce qui n’en fait pas pour autant des “demeurés”).
Donc : aller parler déjà à ceux qui ne parlent pas encore comme vous (utiliser une sorte de langue vernaculaire « de transition », qui ne ressemble pas trop à une novlangue de plus.)
(Y’en a bien assez comme ça sur le marché aux discours non ? C’est même une caractéristique du néolibéralisme me semble-t-il de noyer le poisson dans des novlangues ésotériques et souvent creuses, qui n’ont d’autres buts que performatifs ?)