De l’Éspérance

 
 
Il y eût un moment où les troubles engendrés par le chaos climatique avaient totalement bouleversé les structures politiques et sociales antérieures : les pauvres des pays pauvres et les pauvres des pays riches s’entre-tuaient aux quatre coins du monde, acculés à la recherche obstinée d’un endroit où vivre, d’une eau potable et de quoi manger. Les États et leurs gouvernants s’étaient fait la malle, remplacés par des milices survivalistes et des groupes religieux fanatiques éventuellement millénaristes. La solidarité, qui n’avait jamais été, admettons-le, du point de vue politique, qu’une vague injonction morale destinée à prévenir l’insatisfaction des masses et conjurer le spectre d’une guerre civile, s’entendait désormais explicitement de ses proches parents, ou de sa tribu, et guère plus loin. Le fameux devoir d’hospitalité, que certains défendaient autrefois avec ardeur et courage, avait définitivement cédé devant la menace d’une migration climatique d’une ampleur jamais vue, et, dans les pays tempérés les mieux lotis, on avait déployé des armées surpuissantes aux frontières – quand il restait encore des frontières à défendre. Bref, l’idéal cosmopolitique, même dans son expression kantienne la plus minimale, s’était réduit à l’échelle d’un territoire et d’un seul, le sien, et régnait dans les consciences même les moins portées à l’égoïsme, une sorte de pragmatisme désabusé, la nostalgie d’un engagement perdu, l’amer constat d’une défaite morale définitive.
 
Dans ces contrées moins défavorisées, les classes aisées vivaient en vase clos dans des paradis climatisés et barricadés contre toute invasion, y compris l’invasion éventuelle des pauvres qui subsistaient encore aux alentours, errant dans d’interminables bidonvilles, baignant dans les miasmes des déchets toxiques, tels les zombies dans Land of the dead de Romero (la métaphore est évidemment assumée par notre cinéaste marxiste préféré). Accaparant toutes les ressources accessibles, lancés dans une sorte d’ultime jouissance, profitant de la vie tant qu’il est encore temps, ces classes qu’on disait autrefois bourgeoises, s’adonnaient à la vie, pleine et entière, en s’efforçant (avec succès la plupart du temps) d’oublier la dévastation toute proche. Quelques nantis, encore plus riches, ayant précisément constitué leur fortune en exploitant durant des siècles la quasi-totalité des humains et des non-humains, avaient depuis longtemps émigré en Norvège, en Islande, en Nouvelle-Zélande, contemplant depuis leur havre de paix bunkérisés, de très loin donc, tels les dieux de l’Olympe, le déchaînement de violence des masses luttant pour leur survie, ce chaos total qu’ils avaient créé.
 
Puis, sans que personne ne soit assez naïf pour s’en étonner, les choses allèrent en s’améliorant. La population mondiale connut une récession inouïe, qu’aucune guerre, même mondiale, n’aurait jamais pu engendrer, et, bien entendu, cette baisse démographique drastique contribua à diminuer l’impact de l’humanité sur la planète et le climat, si bien que, dans les décennies qui suivirent, force fut de constater l’inversion des courbes climatiques – et de nombreux terres considérées comme inhabitables firent l’objet, progressivement, de nouvelles colonisations. Il s’en trouvait alors pour théoriser l’avènement d’une humanité nouvelle, pour affirmer qu’après tout, ce chaos était un mal pour un bien, et, comme ils avaient survécu à cette crise d’une manière, il faut l’admettre, plutôt agréable, on vit apparaître mult projets de refondation, mult utopies enthousiasmantes. Ceux qui affirmaient autrefois, quand on s’inquiétait pour l’avenir, que “l’humanité” ma foi, s’en sortait toujours, en appelant à la résilience et la foi, pouvaient triompher : si l’on passe sous silence la disparition de quelques milliards d’habitants, leur espérance était fondée, et la preuve, c’est qu’ils avaient, eux, survécu.