Rêverie d’une promenade solitaire

Je pensais à cette dame âgée à laquelle j’avais consacrée naguère un fragment de récit (voir : Sauver sa Peau, 2016) , celle qui compilait des archives du malheur (ne les appelais pas encore ainsi à l’époque), des mauvaises nouvelles du monde, qu’elle rediffusait sur les réseaux. Qui en était tombé malade, après quoi elle s’était contenté de prendre soin de ses plantes et de ses chats, en s’épargnant d’apprendre quoi que ce soit de nouveau sur le monde.

J’ai toujours pensé que je lui ressemblais. Sauf qu’à la différence d’elle, j’essaie d’organiser ces malheurs dans une perspective plus globale, leur donner du sens, tracer une sorte de généalogie du mal. Par cet effort de transformation par la pensée de ces fragments d’horreur, il m’est sans doute plus tolérable, ou moins intolérable, de m’y confronter. Donner du sens, penser, est un travail de transformation, comme dirait W.R. Bion. Le tableau qui émerge de cet agrégat raisonné n’en est sans doute que plus accablant, mais le travail effectué sur cette matière affreuse, cette mise en récit, modère peut-être son impact brut – et permet de sortir du cycle infini des indignations réitérées, et de la succession d’oublis et de sidérations que leur violence engendre.

Chacun fait comme il peut avec le malheur. Faire l’autruche, continuer comme si de rien n’était, comme si le malheur ne nous concernait pas vraiment, qu’il était toujours « loin de nous », comme s’il pouvait toujours être repoussé dans un futur incertain, prendre soin de ses plantes et de ses chats et faire taire les « mauvaises pensées », quoi de plus normal. Une force de conservation nous anime, qui veut irrésistiblement que demain soit semblable à aujourd’hui, que le malheur n’arrive qu’aux autres.

Et puis vous tombez gravement malade, des bombes s’abattent sur le quartier où vous habitez, un typhon dévaste les environs, votre maison brûle, la famine s’installe, une couleur de peau, une religion, un affinité politique, deviennent soudainement des motifs de suspicion et vous voilà soudainement menacé, le malheur soudain n’est plus seulement une « nouvelle du monde », il vous accable.

Le monde alors se réduit, se contracte, le temps de même, il faut survivre, il faut se cacher, se défendre, il faut quitter sa maison en ruine et fuir. On n’a plus alors le loisir de tenir les archives du malheur, encore moins de les transformer en système de pensée. Il ne reste pas assez de temps pour se permettre le luxe d’écrire un livre et pas assez d’espace libre pour se poser sereinement. L’angoisse et la peur ont consumé le temps qu’on pensait avoir devant soi, tronqué le monde dans lequel on s’imaginait habiter. L’expérience immédiate de l’existence frappée par la terreur n’est plus commensurable avec celle des gens qui vivent en paix, qui ne craignent ni la faim, ni la police, ni la guerre. Il faut bien entendu se sauver soi-même et prendre soin de celles et ceux qu’on aime. Vous devenez d’une certaine manière une ligne de plus dans les archives du malheur.

Une partie de moi aimerait avoir grandi dans une Cité antique libre sur les rives de la Méditerranée Orientale, ou dans une micro-société de chasseurs-cueilleurs dans une forêt tropicale, ou d’éleveurs nomades en Sibérie, ne connaissant du vaste monde que le peu qu’on en apprend des voyageurs de passage, des colporteurs, des tribus voisines. Le monde réduit à ce qu’on pouvait en voir, en toucher, à la mesure de l’homme comme disait C.F. Ramuz. Je crois avoir tenté d’exprimer cette idée dans Moldanau, en évoquant ce gros bourg oublié dans de lointaines montagnes, cette ville que nul n’a jamais portée sur une carte de géographie – oublié des promoteurs immobiliers, des extractivistes, des offices de tourisme et des généraux. Une ville sans église, ni mosquée, ni synagogue. C’est une des choses que j’ai essayées de dire dans ce livre que personne n’a lu (comme s’il n’avait jamais existé, pas plus que la ville qu’il décrit. Mais n’est-ce pas finalement normal qu’un livre portant sur le non-être n’ait pas beaucoup plus de réalité que son objet ? Si quelqu’un s’intéressait un jour à ce que j’essaie d’écrire, qu’il y pense.)

Peut-être un jour, si je tombais malade par exemple, ou si je devenais la cible des services de renseignement (après tout, dans bien des pays, nombre de messages que nous publions sur ces réseaux aujourd’hui nous vaudraient la prison, à tout le moins des menaces !), en viendrais-je à renoncer à tenir ces archives du malheur ? C’est probable. Le pire est là, irrésistible, et les milliers de livres qu’on aura écrit pour en retracer la généalogie n’y peuvent rien, n’ont eu pour ainsi dire aucun effet. Et pourtant, en attendant la fin, la mienne pour commencer, je ne me vois pas faire autre chose que d’en ajouter quelques autres, des livres, à la pile de tous les livres qui donnent à penser mais n’y changent rien.

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