Un an et demi plus tard, donc, la situation ne s’est guère améliorée, c’est le moins qu’on puisse dire. L’épidémie bat son plein dans de nombreux pays du monde, notamment ceux où la vaccination demeure rare et difficile d’accès. Elle est catastrophique, pour prendre quelques exemples, en Indonésie, en Afrique du sud, en Argentine, au Brésil, en Colombie, en Inde, en Iran, en Irak, en Malaisie, etc. Sans parler de nombreux pays où les statistiques sont très en-dessous de la situation réelle, notamment ceux où une grande partie de la population travaille dans ce qu’on appelle l’économie informelle, et, par conséquent, n’est pas repérée par les systèmes de santé. Quand, dans quelques années, le bilan réel de la pandémie pourra être établi, on devra conclure que la mortalité et le nombre de cas surpasse toutes les pandémies précédentes. La démographie de la planète et les échanges mondialisés expliquent évidemment ce triste record, tout autant que la transmissibilité du virus lui-même, et de ses variants.
Ont changé la donne d’une part l’apparition de variants plus virulents que la souche originaire et d’autre part la fabrication et la diffusion de vaccins. Ces variants ont déjoué certaines prévisions des épidémiologistes, bien que d’autres l’aient envisagé, mais la vaccination permet tout de même d’imaginer un reflux possible de la pandémie. On n’en est pas là pour la raison majeure et terrible que plusieurs milliards d’êtres humains n’ont pas encore accès aux vaccins, situation que l’OMS n’a cessé de dénoncer depuis déjà un an : les pays les plus riches se sont servis d’abord. Mais leur égoïsme leur est revenu comme un coup de boomerang : car, tant que le virus circule quelque part au sein d’une population dense et peu vaccinée, de nouveaux variants risquent d’apparaître possiblement plus virulents (et pourquoi pas un de ces jours, résistants aux vaccins). Si, comme le demandait l’OMS depuis l’été 2020, les nations avaient pris soin de répartir équitablement les doses de vaccins parmi les différents États, si l’on avait fait preuve de solidarité, plutôt que d’espérer sauver sa peau d’abord (en redémarrant l’activité économique avant ses voisins), nous n’en serions pas là (en Europe par exemple).
Il n’en a rien été. La pandémie, par sa logique même, surtout dans une économie mondialisée, aurait dû contraindre les États les plus puissants à envisager le problème de manière globale, en adoptant, même de manière pragmatique à défaut d’un réel souci éthique, une logique de solidarité. Mais la concurrence généralisée des marchés et les impératifs de la compétition économique ont pris le pas sur la logique de solidarité. Le coût en est désastreux : une catastrophe humanitaire sans précédent, un accroissement brutal de la misère et des famines dans le monde, une vulnérabilité encore plus grande des populations les plus démunies.
La persistance de l’épidémie dans les pays les plus riches – avec la diffusion irrésistible de nouveaux variants –, constitue de ce point de vue un juste retour des choses (mais il n’existe pas de justice immanente en ce monde sinon dans notre imagination).
Quand on adopte, comme je m’efforce de le faire depuis le début de la pandémie, un point de vue global, et pas seulement local ou national, les débats qui agitent l’opinion dans ce petit coin de l’Europe paraissent assez pathétiques, et, d’un point de vue moral, indécents.
Ils le sont, de ce point de vue, mais pas seulement. Ils disent aussi beaucoup sur l’état des populations de pays qui, depuis plusieurs décennies, ont pu se sentir à l’abri des drames et des tragédies qui sont le quotidien de bien des gens sur cette planète, mais qui désormais découvrent, avec peu de ressources pour le penser et le tolérer, qu’elles peuvent être elles aussi affectées par ce genre de catastrophes. J’irais encore plus loin : je crois que l’angoisse liée à la pandémie manifeste (chez les Européens de l’ouest en tous cas) un sentiment de précarisation qui demeurait plus ou moins latent (à quelques soubresauts près, comme les manifestations des Gilets Jaunes chez nous) : le processus de libéralisation de l’économie et du “social”, que le gouvernement actuel avait promis de mener à son terme (mais qui a été freiné dans le contexte pandémique), a induit ce sentiment de précarisation – qui est d’ailleurs fondé en réalité, n’est pas seulement un “sentiment”. La crainte (parfois panique) d’une partie de la population qu’on attente à son intégrité “physique” (par la vaccination), me paraît s’inscrire partiellement dans cette angoisse de précarité : mon travail, mon avenir, mon territoire, mon corps, sont menacés (et, dans ce contexte, on comprend qu’un des premiers réflexes soit d’adopter un comportement xéno-phobique : le virus après tout, est un étranger, et la vaccination l’injection d’un corps étranger – c’est évidemment absurde dans la mesure où le corps, comme la pensée, ne peuvent survivre que dans une interdépendance absolue entre l’autre et le soi – au point que le soi n’est probablement qu’une idée abstraite – nous sommes aliénés par essence).
Bref. Il n’empêche, au point où nous en sommes, il n’y a que trois méthodes en réponse à cette crise (en l’attente d’un éventuel traitement médical) : ou bien les contraintes sanitaires (limitation des contacts, voire confinement plus ou moins strict), ou bien la vaccination de masse, ou bien un mixte des deux (je laisse de côté le « laisser courir » l’épidémie : il suffit de voir ce que ça a donné au Brésil par exemple pour se faire une idée des conséquences). Autrement dit, on peut refuser la vaccination, mais il faut alors logiquement accepter un re-confinement ou du moins des contraintes sanitaires drastiques. Ou alors accepter de prendre le risque de tomber malade, de contracter des symptômes à long terme, de mourir éventuellement, et, de surcroît, de favoriser l’émergence d’un nouveau variant.
Pour conclure, cette crise n’augure rien de bon concernant la manière dont les états du monde et une partie des populations affronteront l’autre grande crise (ou plutôt la succession des crises, dont la pandémie est d’ailleurs, probablement, déjà l’une d’entre elles), c’est-à-dire la crise climatique.