Naturaliser les souffrances psychiques – encore un délicieux exemple

Un bel exemple (vaguement dégueu aussi, faut l’admettre) de naturalisation de nos souffrances psychiques – avec ce titre prometteur : « Pourquoi nourrir le microbiote intestinal pourrait résoudre la dépression et l’anxiété ? »‘

À lire ici dans Nature (hé oui, c’est donc du sérieux, relu par les pairs !)

Alors déjà, le mot important dans le titre c’est « pourrait », parce que, à lire l’article, il n’y a rien de garanti quand même. On en serait plutôt au stade de l’hypothèse pas claire et de la plus grande confusion. Mais bon. C’est prometteur de « RÉSOUDRE » la dépression et l’anxiété. Il y a des financements à récupérer. Peu importe si, dans les faits, on nagedans la plus grande incertitude.

Et donc, la naturalisation, tellement radicale qu’elle en devient comique (involontairement). Qu’on comprenne bien ce que j’entends par naturalisation : c’est l’effacement total de toute ébauche de récit, comme si la dépression, l’anxiété (??), et toutes les autres pathologies lancées au petit bonheur la chance dans cette étude (la bipolarité, les TOC, tout y passe, on ne sait jamais, avec un peu de bol, on va taper juste), comme si toutes ces pathologies (quoiqu’on entende par là), n’avaient absolument rien à voir avec l’existence, la biographie, la vie sociale, affective, les accidents de la vie etc etc.. Pas un mot qui rattache les patients aux récits qu’ils pourraient produire si on les écoutaient cinq minutes (or, moi je suis un vieux con, je persiste à penser qu’on est composé tout autant de récits et de pensées que de microbes, c’est ringard hein ?).

La réalité, c’est que ces pathologies dont parlent ici les biologistes n’existent que comme effets des psychotropes – on reconnaît la dépression à l’effet de l’antidépresseur et l’anxiété à l’efficacité de l’anxiolytique.

Bref. Du bullshit. Mais qui rapporte éventuellement beaucoup d’argent. Et mérite une publication dans Nature. Et rassure un certain nombre de patients qui aimeraient tellement seulement être « malades » comme on souffre d’une grippe qu’on a attrapé, ou d’une anomalie cérébrale, d’un gêne défaillant (notez que l’anomalie ou la défaillance n’a de sens qu’à se distinguer d’une norme – ce qu’on ne prend pas la peine d’essayer de penser – la biopsychologie ne prend pas la peine d’essayer de penser de manière générale, en dehors de son domaine si pauvre en pensée – l’exclusion du social, de la parole, de l’affect, du monde et de l’histoire, pour tout dire, est la condition initiale de l’établissement du laboratoire et garantit la scientificité – le scientifique parle soit-disant « de nulle part » – son discours n’est prétendument pas « situé », mais « objectif » – bien qu’il le soit, situé, évidemment, et pas qu’un peu !).

Bon, je prends cet exemple parce qu’il est amusant. Mais on pourrait en prendre dix mille autres dans la littérature « scientifique ».

Réduire l’esprit à la flore microbiotique intestinale. Les scientistes se caressent en y songeant. Le rêve de l’individu néolibéral contemporain. Et ça marche : on espère tant de ces promesses. Pas de récits, pas de paroles, mais des substances magiques qui feront taire la souffrance.

Ne nous y trompons pas. Cela n’a rien d’anodin. Ce qui s’est joué ces dernières décennies avec le remplacement de l’esprit et de l’âme par le cerveau, la conquête par les sciences de la nature du dernier continent qui restait à conquérir, l’intériorité, c’est la production de la subjectivité contemporaine – qui se confond sans peine avec l’individu-marchandise néolibéral, cybernétique. On a littéralement vidé l’esprit, et on s’étonne aujourd’hui d’être aussi cons. On pousse des grands cris d’orfraie devant les IA, sans s’inquiéter du fait qu’on est déjà devenu, qu’on est déjà pensé, qu’on se pense déjà, comme des IA.

La violence de l’existence sous le régime capitaliste ? Le travail qui pressure les corps et les esprits ? La cruauté des impératifs de réussite ? La précarité et les dettes qui vous rongent ? Pensez-donc ! Vous n’allez tout de même pas « politiser » les souffrances psychiques ? Non, c’est juste une histoire de synapses, de neurones et de flore macrobiotique.

Mais combien d’entre vous rêvent de guérir du malheur de vivre en bouffant des compléments alimentaires ? On a le monde qu’on mérite après tout.