Je n’avais jamais fait gaffe à ce passage de l’Internationale (l’Oisif ira loger ailleurs)
« Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs,
La terre n’appartient qu’aux hommes,
L’oisif ira loger ailleurs. »
Anselm Jappe y va à l’arme de destruction massive pour évoquer les luttes ouvrières « pour le travail ».
« En exaltant ultérieurement l’ethos protestant du travail, le mouvement ouvrier et ses théoriciens marxistes ont essentiellement mis l’accent sur l’opposition entre travail et non-travail, comme si la cause principale de l’exploitation résidait dans le fait que les capitalistes ne travaillent pas personnellement. Cette critique n’était pas en rien une critique du travail, mais une critique exercée du point de vue du travail, une critique à l’encontre des non-travailleurs. « L’oisif ira loger ailleurs » dit l’Internationale. Le fait que le travailleur crée la « valeur » fonde alors sa prétention à diriger la société du futur qui sera entièrement basée sur le travail et constituée exclusivement de prolétaires – comme s’il pouvait y avoir des prolétaires sans capitalistes, et comme si l’existence ouvrière était si belle qu’elle méritait d’être étendue à tout le monde. Au besoin, ce seront les représentants du prolétariat qui feront travailler les prolétaires : les deux âmes principales du mouvement ouvrier sont dignement représentées par la figure bien connue de Stakhanov et par Friedrich Ebert (1871-1925), le premier président social-démocrate de l’Allemagne, qui disait que « le socialisme signifie surtout travailler beaucoup ». Cette tradition dure jusqu’à présent : il y a quelques années, les affiches électorales des sociaux-démocrates allemands contenaient cette seule promesse : « Travail, travail, travail ».
Et j’en passe et des meilleures et des plus acerbes.
https://www.editionsladecouverte.fr/les_aventures_de_la_marchandise-9782707197061
En lisant Jappe, et sa critique radicale du capitalisme, même s’il y a des points auxquels je n’adhère pas, je suis tout de même frappé par cette familiarité avec certains thèmes qui me sont familiers depuis, j’allais dire, toujours. Ce toujours s’ancre dans le fait d’avoir grandi dans un milieu prolétaire/ouvrier – la cité HLM + les usines Saft-Leclanché autour desquelles s’organisait l’existence d’une bonne partie des habitant‧es du quartier à l’époque. Et d’avoir travaillé à la chaîne, certes brièvement, durant un été, mais suffisamment pour m’en dégoûter à tout jamais.
Je n’ai jamais compris comment on pouvait se battre pour son emploi dans ce genre d’usine, pour « plus de productivité » – censée garantir plus de travail, plus d’emploi. Cette organisation de l’existence, tous les jours de l’année, y compris pendant les congés (nous allions systématiquement en vacances dans les centres gérés par le Comité d’Entreprise ou les syndicats), m’avait semblé plutôt étouffante qu’émancipatrice. La fierté des travailleurs à leur machine me paraissait déjà suspecte, même si, à l’époque, je n’étais pas encore en mesure de mettre des mots sur cette suspicion.
Dès l’âge de 18 ans, j’ai commencé à fréquenter les groupuscules politiques de l’époque, les anarchistes, le mouvement pour un parti des travailleurs, les groupes trotskystes etc.. Le travail salarié, même chez les anarchistes (plus ambivalents à ce sujet), apparaissait comme un principe allant de soi, un point de départ – et le seul enjeu imaginable était d’émanciper le travail du capital – c’est-à-dire d’inventer une organisation industrielle délivrée des impératifs de la création de survaleur, dont la propriété allait « changer de mains », établir un réseau de coopératives autogérées, ou bien rêver d’une planification de la production et du travail par l’État. Mais ça restait toujours travailler, produire, gagner de l’argent, plus d’argent – le prendre là où il est.
Comme dit Anselm Jappe, je ne voyais pas pourquoi l’existence ouvrière était « si belle qu’elle méritait d’être étendue à tout le monde ». J’ai pas mal lu de choses sur la « fierté des mineurs » par exemple – elle aussi m’a toujours semblé suspecte : comment peut-on en arriver à aimer un boulot qui vous tue à petit feu quand il ne vous tue pas brutalement à l’occasion d’un coup de grisou, qui se déroule dans des conditions abominables, comment peut-on lutter pour continuer à passer le plus clair de sa vie au fond d’une mine obscure, privée de la lumière du soleil ?
Ce bref passage à l’usine aura eu un impact formidable sur la suite de ma vie‧ Au mois d’août, ma décision était prise : plutôt que de consacrer mes années de jeunesse au travail salarié, comme j’en avais plus ou moins l’intention après le bac, parce que j’en avais ma claque du lycée, je m’engagerai dans les études universitaires. Je me suis inscrit à la faculté de philosophie. Ça ne m’a pas ouvert un horizon économique radieux, c’est le moins qu’on puisse dire (la précarité aura été ma plus fidèle compagne), mais si j’avais pris une autre voie, je n’aurais probablement pas vécu la vie que j’ai menée jusqu’à aujourd’hui.
NB : Après Les Aventures de la marchandise, dont j’avais parlé ici, j’ai lu d’autres bouquins d’Anselm Jappe ces derniers jours. Crédit à mort : la décomposition du capitalisme et ses critiques (2011), La société autophage : Capitalisme, démesure et autodestruction (2017), et aussi quelques articles sur Guy Debord et les avant-gardes. Autant le premier m’avait vraiment intéressé et stimulé, autant les autres me sont tombés des mains. J’apprécie bien sûr sa lecture radicale de Marx et du capitalisme, à laquelle j’adhère volontiers. Mais la suite est franchement imbuvable, voire vaguement réactionnaire. Et il manque beaucoup de choses pour ramener sa critique dans le monde réel à mon avis (ce n’est pas pour rien qu’il semble ignorer complètement les autrices et les auteurs qui m’intéressent, notamment dans les mondes féministes/queer. Et ses références à l’anthropologie, à la géographie critique, sans parler de ses considérations historiques, sont complètement datées, voire carrément périmées. Son usage de la psychanalyse me sort par les yeux – et c’est un psychanalyste qui vous le dit).