Le Désert de Muyunkum (Kazakhstan) et nous

Le média d’information indépendant Novastan.org, qui publie des articles de fond sur l’Asie Centrale, suit de près les activités commerciales française au Kazakhstan.
https://www.novastan.org/fr/kazakhstan/orano-va-raser-une-foret-protegee-pour-exploiter-une-mine-duranium-au-kazakhstan/

Le Désert de Muyunkum, au sud du pays, est connu pour ses gisements d’uranium, et on se rappelle peut-être qu’en 2008, la société KATCO qui exploite ce filon, avait eu à répondre d’un accident écologique d’envergure, une fuite de 240m3 de solution d’acide sulfurique utilisée pour l’extraction du précieux minerai.

C’est aussi un lieu écologique de grand intérêt dans la région, qui présente l’aspect d’une « forêt désertique » – c’est-à-dire que, dans cet environnement aride (avec des températures qui peuvent descendre à -50°C en hiver et monter au-dessus de 40°C à la saison chaude), où les précipitations sont rares, poussent tout de même des arbustes parmi lesquels le saxaoul (ou saxaul) d’environ 2 m de haut, mais qui peut atteindre 9 m, dont les racines s’enfoncent parfois jusqu’à 30m sous terre afin de puiser l’eau nécessaire à la vie. On le trouve dans certains déserts salés, par exemple dans le désert de Gobi. Je cite Wikipedia au sujet du Haloxylon ammodendron :

« Le Saxaul possède tout d’abord une utilité naturelle : il joue un rôle primordial dans la prévention de la dégradation et de l’érosion des dunes de sable grâce à ses racines qui s’enfoncent très profondément dans le sol. De plus, les forêts de saxaouls diminuent l’intensité et le danger lié aux tempêtes de sable. Il constitue également la ressource essentielle en bois de chauffage et de construction pour les abris permanents ou temporaires. De plus, il est indispensable à la présence de troupeaux d’animaux dans le désert. »

Il est en danger d’extinction ayant eu à subir des dégâts durant l’occupation russe et soviétique, les effets d’une maladie qui l’affecte particulièrement.

Or les techniques utilisées par les exploitants de l’uranium à cet endroit, comme le rappelle par exemple le site militant Sortir du nucléaire, sont particulièrement « sales » :

« Pour extraire l’uranium dans les steppes kazakhs, on injecte dans des forages de l’acide sulfurique qui est ensuite repompé à la surface. Cette méthode, appelée lixiviation in situ (ISL), est testée par les soviétiques dès les années 1970. Elle laisse d’abondants déchets radioactifs et épuise rapidement les sols. Il faut alors forer un peu plus loin. Le procédé laisse des concentrations toxiques de métaux lourds dans les nappes phréatiques. Ces mines d’uranium sont situées dans les steppes désertiques d’un pays 4 fois moins peuplé que la France, mais 4 fois plus vaste. Cette pollution persistera pendant des milliers d’années, la faune et la flore des steppes sont contaminées, et l’avenir des quelques populations nomades qui vivent encore dans ces régions est menacé. »

Mais bon, qu’on se rassure, ORANO, la boîte en question, est en réalité, quoiqu’en pense et si on en croit en tous cas sa page de présentation, un acteur majeur de la lutte contre le « réchauffement » (sic) climatique :

« Offrir un approvisionnement fiable et responsable en uranium naturel aux électriciens nucléaires du monde entier leur permettant de produire une électricité décarbonée est notre mission. C’est ainsi que nous prenons part à la lutte contre le réchauffement climatique et participons à cet enjeu planétaire qui affecte également nos pays de production même s’ils n’ont pas de centrale nucléaire sur leur territoire. »

Ok, l’extraction d’uranium, c’est un peu crade, mais, après tout, on alimente grâce à l’uranium des centrales nucléaires, donc de l’énergie décarbonée, dont la vertu climatique n’est plus à démontrer, si l’on met entre parenthèses quelques légers soucis (le besoin en eau pour refroidir les réacteurs, à une époque où l’eau se fait rare, le réchauffement des eaux fluviales en amont, l’impossible « recyclage » des déchets nucléaires, qui promettent un sacré casse-tête aux habitants de la planète pour les milliers d’année à venir (quoique, évidemment, au train où vont les choses, cet avenir paraît assez incertain), et ces petits pépins (Tchernobyl, Fukushima, sans parler des autres) qui de temps à autres secouent l’opinion publique.)

Ha j’oubliai, mais l’article de « Sortir du nucléaire » le rappelle : ce n’est pas tout d’extraire de l’uranium, il faut aussi le rapporter à la maison. La maison, c’est-à-dire l’usine Malvési, dans la banlieue de Narbonne (salut les Audoises et les Audois !), ce qui fait un petit bout de chemin quand même (et n’est pas terrible pour le bilan carbone, mais surtout pour les risques que ces transports font courir aux pays traversés).

Pour rejoindre l’usine de Malvési dans la banlieue de Narbonne – seul point d’entrée de l’uranium en Europe – des conteneurs de yellow cake parcourent environ 4000 km de rails à travers le Kazakhstan et la Russie européenne. Quand ils arrivent à Saint-Pétersbourg, ils sont chargés sur un bateau à destination de Hambourg. Enfin, ils sont à nouveau transportés sur 1600 km de rails en Allemagne puis en France via Metz, Dijon, Valence et Montpellier. Ces transports ont lieu tous les mois environ.

Bon. On commence à deviner le rapport entre notre beau pays tempéré, et les steppes et déserts d’Asie Centrale. Figurez-vous que depuis le début des années 2000, la société ORANO exploite des mines dans ce désert sous le nom du conglomérat franco-kazakh KATCO, et que cette société, ORANO, était connue il y a encore quelques mois sous un autre nom, qui vous dira cette fois quelque chose : AREVA, un des fleurons de l’industrie française, si l’on oublie quelques petites affaires gênantes (on regardera l’enquête présentée sur Arte il y a une petite décennie : https://www.arte.tv/sites/story/reportage/areva-uramin-bombe-a-retardement-du-nucleaire-francais) – parfois, voyez-vous, il suffit de changer de nom et ça rend les choses plus compliqués pour les fouilles-merdes de journalistes gauchistes-écologistes. C’est la multinationale du nucléaire par excellence, qui gère les activités du début (l’extraction de l’uranium) à la fin (gestion des déchets, quoique dans ce cas, évidemment, « gérer » relève plutôt du voeu pieux).

AREVA, enfin ORANO, c’est un peu comme le ministère de l’énergie français si l’on y réfléchit un peu, et pas seulement parce que nombre de hauts fonctionnaires ou de membres de l’élite siègent à son réputé Conseil d’Administration (et parfois même, comme notre premier ministre actuel, Edouard Philippe, y exerce leur talent de lobbyiste, ce qui augure assez bien de la neutralité du monsieur vis-à-vis des politiques énergétiques). D’ailleurs, au mois de juillet, en toute discrétion, le ministre des finances Bruno le Maire, était venu rendre une petite visite à ses homologues Khazak, dont on connaît l’excellence en matière de respect des droits de l’homme et leur conception particulière de la démocratie. Mais : Business is business n’est-ce pas ! Et il s’agissait tout de même d’aller causer affaires (et pas d’affaires culturelles, mais des activités liées aux énergies fossiles (coucou TOTAL !) à l’aéronautique (coucou AIRBUS !), au développement ferroviaire (coucou ALSTOM) et, last but not least, à l’uranium (coucou AREVA, heu, ORANO veux-je dire).

C’est même tellement prometteur que notre Président lui-même, tout écolo qu’il soit (enfin, ça dépend des jours), envisagerait à son tour de rendre une petite visite à son homologue Kassym-Jomart Tokaïev (lequel élu en juin avec 70% des voix fait pâle figure comparé à son prédécesseur, l’inoubliable Noursoultan Nazarbaïev dont on se rappelle avec émotion son élection pour un 5è mandat avec le score remarqué de 97,7% des voix – ce qui laisse sans voix, au propre comme au figuré, les opposants surtout – lequel Noursoultan Nazarbaïev est évidemment toujours plus ou moins aux manettes du pays si l’on en croit quelques observateurs bien informés).

Bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes du business as usual, et pour compenser tous ces dégâts collatéraux et envoyer un peu de poudre aux yeux d’une opinion publique qu’on espère suffisamment crédule, on va replanter quelques arbres, c’est promis (et même, ajoute le site web de la compagnie : « remettre en état les lieux » – on en reparlera dans vingt ans n’est-ce pas).

Il n’empêche, tous autant que nous sommes, nous dépendons de l’uranium extrait ici et là (au Kazakhstan donc, mais aussi au Niger et au Canada) , et au rythme où la France progresse dans la « transition énergétique » (expression commode pour se faire passer pour un écolo de première), l’histoire d’amour entre les Français et le nucléaire n’est pas prêt de se terminer.

En bonus final, je vous livre, traduit du russe, le décret du président Khazak, selon lequel la zone autrefois relativement protégée sera déclassée et ouverte aux exploitants miniers, décret pris après la visite de notre ministre des finances donc :

« Le gouvernement de la République du Kazakhstan DÉCIDE:
1. Procéder à la modification suivante du décret n ° 682 du 26 octobre 2018 du gouvernement de la République du Kazakhstan « sur le transfert de certaines sections de terres du fonds forestier à des terres d’autres catégories »:
La clause 2 est modifiée comme suit:
« 2. Partenariat franco-kazakh » KATCO « conformément à la législation en vigueur de la République du Kazakhstan visant à compenser la perte de production forestière due au retrait de terres forestières pour une utilisation à des fins autres que la foresterie et l’agriculture et prendre des mesures pour nettoyer la zone avec transfert du bois résultant au bilan de l’institution. « .
2. La présente résolution entre en vigueur à compter de la date de sa signature.
Le premier ministre
République du Kazakhstan A. Mamin »

Quelques lignes et une signature et le tour est joué – tant pis pour la forêt, les nappes phréatiques, les habitants du cru, etc. C’est assez commun en ce moment d’ailleurs ces déclassifications territoriales, un peu partout dans le monde, et bizarrement ça ouvre souvent des opportunités pour les extractivistes et les exploitants de tout poil)