Le déneigement : une affaire de genre

Je propose ici un autre extrait du livre de Max Liboiron et Josh Lepawsky, Discard Studies. Wasting, Systems, and Power, MIT Press 2021.

Il peut paraître surprenant d’inclure l’exemple du déneigement urbain dans le cadre des discard studies (les études sur les “déchets”, ou, plus largement, sur ce qui est rejeté, les “rejets”). Mais, de la même manière que la manière dont l’industrie des réseaux sociaux sur internet prospère précisément grâce au traitement, par la modération, des contenus “embarrassants” (“inconvenient” dirait Laurent Berlant), l’examen du déneigement urbain est riche d’enseignement. Ici, les auteurs choisissent de comparer les politiques municipales de deux villes du grand nord : Karlskoga, en Suède, et St John, à Terre-Neuve, au Canada. A priori, on ne voit en quoi une perspective “genrée” aurait quoi que ce soit à apporter au déneigement urbain. Et pourtant, comme on le lira dans l’extrait ci-dessus, c’est précisément parce que la municipalité suédoise a adopté cette perspective qu’elle est en mesure d’approcher la manière de “se débarrasser de la neige” non pas en traitant seulement les symptômes (les accidents ponctuels qui affectent notamment les piétons en hiver), mais en l’abordant en tant que système (en prenant au sérieux une situation complexe). Dans le cas de St John au Canada, les techniques de déneigement adoptées ne font que maintenir un système fortement discriminatoire, alors qu’à Karlskoga, le traitement choisi touche au cœur du système – pour le coup, marqué par des dominations fortement genrées).

Cette distinction (symptômes/système) recoupe en partie celle que je fais souvent entre crise et catastrophe – ce n’est pas la même chose de traiter un évènement ou une série de faits comme une crise ou comme une catastrophe. Parler de crise climatique, comme le font les décideurs dans les sommets internationaux, suppose qu’on peut la résoudre sans remettre en cause le système (économique, politique, colonial, etc..). L’aborder comme une catastrophe au contraire implique de mettre à l’épreuve le système lui-même, et son hégémonie (et donc rend nécessaire l’invention de nouvelles hétérotopies).

“Dans une autre étude de cas portant sur le déneigement, réalisée presque dix ans plus tôt, les fonctionnaires de la municipalité suédoise de Karlskoga ont été tenus de soumettre les politiques municipales à des analyses de genre. L’obligation d’utiliser le genre pour analyser les services municipaux indique que l’on est déjà passé des symptômes aux systèmes, puisqu’un nouvel ensemble de normes et d’opérations est entré en vigueur, visant à modifier les relations autour du genre. Le responsable du déneigement des propriétés de la ville s’est même souvenu que le personnel avait plaisanté sur l’absurdité (supposée) du fait que le déneigement avait quelque chose à voir avec le genre . Pourtant, lorsque le personnel de la ville a examiné les données disponibles dans les hôpitaux suédois, il a constaté que la plupart des blessures subies par les piétons se produisaient pendant les mois d’hiver et étaient dues à des glissades sur des surfaces glacées – et que 69 % des blessés étaient des femmes. Le déneigement à Karlskoga donnait jusqu’à cette nouvelle règle la priorité à la circulation automobile vers des destinations qui, historiquement et actuellement, sont des lieux de travail à majorité masculine, tels que les bureaux et les chantiers de construction.

Sans le vouloir, les administrateurs de la ville de Karlskoga ont géré la neige de manière très sexuée. Ils étaient tombés dans le piège d’une façon particulière de penser et de gérer le paysage urbain autour d’eux, ce que l’écrivaine et activiste féministe Caroline Criado Perez (Invisible Women: Exposing Data Bias in a World Designed for Men (Chatto & Windus, 2019) appelle « l’homme par défaut ». Dans ce piège, ce qui était en réalité un ensemble d’expériences hautement situées et particulières – celles d’hommes traditionnellement employés, valides et équipés d’une automobile – est devenu axiomatiquement synonyme d’un « peuple » universel. Les résultats, intentionnels ou non, ont en moyenne créé un environnement physiquement plus sûr pour les hommes et plus dangereux pour les femmes.

Sur la base de cette analyse de genre, les responsables de la ville de Karlskoga ont modifié la manière dont la neige était déneigée dans la municipalité. Ils ont appris que les trottoirs de la ville pouvaient être rendus beaucoup plus sûrs simplement en changeant l’ordre dans lequel les parties de la ville étaient déneigées en premier. Au lieu de commencer le déneigement par les autoroutes et de passer ensuite aux trottoirs, le calendrier de déneigement a été inversé : les trottoirs ont été déneigés en premier, puis les routes. Ce changement n’a rien coûté, mais a permis de réduire considérablement les taux de blessures chez les piétons, ce qui a eu pour effet supplémentaire de réduire certains coûts de santé liés aux visites à l’hôpital à la suite de glissades et de chutes de piétons. Ce changement ne concerne pas seulement la neige, mais aussi le privilège des automobiles et des personnes (principalement des hommes) qui avaient l’habitude de bénéficier d’un déneigement prioritaire. La ville a décidé qu’il s’agissait d’une perte acceptable parce qu’elle correspondait à l’équité entre les sexes. Elle se débarrasse maintenant convenablement (de la neige) conformément à son nouveau mandat qui prend au sérieux les différences de genre et les différences de pouvoir. (They were now discarding well according to their new mandate to take gender differences and power differentials seriously).

L’approche de Karlskoga est un exemple de la raison pour laquelle l’analyse des systèmes de différences est importante pour les études sur les rejets. Les analyses qui prennent en compte les différences sont nécessaires pour que le changement se produise d’une manière qui permette de voir plus clairement ce qui (what) – ou « qui » (whom) – est rejeté ou externalisé et ce qui (what) – ou « qui » (whom) – est considéré comme la norme valorisée. À John’s, dans la province canadienne du Labrador, le système de gestion des chutes de neige dans la ville n’a pas encore tenu compte de la différence, ou peut-être qu’il en tient compte mais choisit de privilégier les automobiles, les piétons valides et probablement les hommes. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’hiver approche et la municipalité de St. John’s a érigé des instructions de déneigement pour les chasse-neige sur des panneaux indiquant « ne pas pousser la neige au-delà de ce point », dans le parc herbeux situé derrière le panneau. Le panneau indique que le trottoir principal est l’endroit approprié pour déposer la neige dégagée de la rue derrière le photographe.

Apprendre « à bien se débarrasser » (discarding well) peut être facilité en posant une série de questions : dans une situation ou un cas particulier, quels biens sont recherchés et quels maux sont combattus ? Et comment le « bien » et le « mal » sont-ils établis en tant que tels ? Où se trouvent les inégalités dans le système ? À qui profitent-elles et sur qui pèsent-elles ? (Who do they benefit, and who do they burden ?) À qui ou à quoi ces valeurs doivent-elles rendre des comptes, et comment ? La réflexion sur l’élimination des déchets débouche sur un éventail de possibilités, qui ne sont pas nécessairement connues à l’avance, mais qui peuvent être orientées vers des objectifs plus justes et plus équitables que l’arrangement actuel, quel qu’il soit.”