Le quotidien La Montagne ne manque jamais d’alimenter, consciencieusement et à dose régulière, à l’instar de la plupart de ses congénères de la presse régionale et nationale, l’idéologie de la valeur-travail et de la méritocratie.
À la recherche probablement de « bonnes nouvelles » dans ce maelstrom continu de « mauvaises nouvelles », quoi de plus exaltant que de célébrer le « retour au travail », le courage et la ténacité récompensés du chercheur d’emploi, en ces temps assurément difficiles n’est-ce pas ? Corinne M. a bien du mérite : bien que le sort ne l’ait guère épargné, qu’elle ait été frappée dans sa chair et dans son âme par de funestes coups du destin, deux fermetures d’usine en l’occurrence, elle s’est démenée sans relâche, sans jamais céder à la paresse, pour regagner une place et, partant, une dignité, dans le monde si enviable des travailleurs salariés. À seize ans déjà, mue par le désir bien compréhensible de, je cite, « se faire de l’argent », elle abandonne ses études pour aller au turbin. Sa biographie, dans la version extrêmement expurgée proposée par le journal, s’épuise dans la succession de ses aventures professionnelles, récit dans lequel les patrons font ce qu’ils peuvent, l’ambiance au travail est somme toute agréable, mais le destin aveugle frappe de temps en temps, les usines ferment, on licencie, personne n’y est pour rien, c’est la faute à pas de chance, nulle tension sociale, pas de lutte syndicale. Ces drames qui, touchant des caractères plus faibles, mettraient à terre plus d’un licencié, ne sauraient affecter bien longtemps une personnalité volontaire comme Corinne M. Faisant écho à la fameuse antienne présidentielle comme quoi il suffit n’est-ce pas de traverser la rue pour trouver un emploi, elle assène, je cite : « En réalité, je ne me suis jamais fait du souci pour savoir si j’allais trouver du boulot. Si on veut travailler, on en trouve forcément. Il ne faut pas hésiter à s’inscrire dans plusieurs boîtes d’intérim et à les relancer de temps à autre, ça montre que l’on est motivé ! » Cette nouvelle Stakhanov, cette modeste égérie du capitalisme à la sauce ultralibérale, est évidemment parvenue à ses fins, dégotant à 57 ans un CDI, et, sur sa lancée, peu désireuse de s’en tenir là, envisage d’entamer une formation en management, histoire de faire profiter tout un chacun de ses dispositions vertueuses ciselées par une volonté sans faille.
Le Think Tank Fondapol (libéral, progressiste et européen, sic) publiait au début du mois de mai une étude tendant à montrer, ce dont on ne doute guère si l’on discute régulièrement avec ses semblables, que les valeurs de droite gagnaient du terrain en Europe. On passera sur la montée de la xénophobie et de l’islamophobie, l’obsession sécuritaire, le choix d’une fermeture plus radicale des frontières, et la séduction croissante exercée par les idéologies identitaires. L’Europe vit à nouveau des heures sombres, et tout cela donne envie de vomir. (J’aurais bien des choses à dire également au sujet du rejet massif de ce que les libéraux de Fondapol appelle « l’écologie punitive », rejet qui se manifeste dans l’idée que, pour 76 % des personnes interrogées, « on peut continuer à développer notre économie tout en préservant l’environnement pour les générations futures », et qu’en gros, “les contraintes, ça suffit comme ça”. La lutte contre le changement climatique est mal barrée. En fait non : elle est perdue depuis déjà longtemps).
Mais on ne devrait pas oublier que cette défiance envers l’autre s’adresse aussi aux plus pauvres, aux vaincus de la guerre économique. Je cite quelques chiffres et opinions : « Un peu moins de trois quarts de l’ensemble des citoyens (71 %) jugent que « beaucoup de personnes parviennent à obtenir des aides sociales auxquelles elles n’ont pas contribué », ou encore : « Plus de la moitié des répondants (55 %) considèrent que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment » et que bien entendu : « Plus de deux tiers d’entre elles (67 %) estiment qu’« en faisant des efforts, chacun peut réussir ». On notera qu’ « une importante majorité des répondants se situant à gauche (58 %) de l’échiquier politique abonde dans ce sens, même ils sont encore plus nombreux à droite (71 %) ».
(voici l’étude sur la page de la fondation Fondapol : https://www.fondapol.org/etude/la-conversion-des-europeens-aux-valeurs-de-droite/)
Cette stigmatisation des pauvres et des chômeurs, et plus généralement des gens qui ne ressemblent pas au portrait de l’individu libéral épanoui qu’exemplifie Corinne M., ne date pas d’hier, et c’est probablement la plus grande réussite de la propagande capitaliste d’avoir, dès le XIXe siècle, inscrit dans la conscience du travailleur (actif ou potentiel) cette idéologie de l’accomplissement de soi dans le travail salarié, quelle qu’en soit la nature, et, partant, de la dignité. Comme l’avait montré naguère Jacques Ellul, la réussite du capitalisme, c’est-à-dire l’imprégnation de ses valeurs et de ses intérêts dans l’habitus même des populations qu’il exploite, repose sur la conjonction entre la vie bienheureuse et la possibilité de consommer, ce qui suppose de toucher un salaire. La source dudit salaire, la nature de l’emploi qui permet de le toucher, le sens même du travail qu’on accomplit, n’a aucune importance.
En contrepoint de cet édifiant témoignage proposé par le journal La Montagne, relisons ces quelques lignes inaugurant le bref pamphlet de Lafargue, le Droit à la paresse. (Notons qu’il se montre sévère envers les révolutionnaires de son siècle, qui s’avilirent en proclamant comme « principe révolutionnaire le droit au travail ». C’est là un des nombreux drames qui affectent les partis de gauche Européennes, tout exsangues qu’ils soient : cette incapacité à imaginer une politique sociale qui ne cèdent pas à la loi libérale du « retour (à tout prix) à l’emploi ». Cette incapacité à penser une forme de dignité qui ne dépende pas de l’occupation d’un emploi salarié. Cette incapacité à accorder un statut et une dignité à ceux qui ne ressemblent pas à Corinne M. et ses disciples.)
Ce brave Paul Lafargue donc :
« Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d’être chrétien, économe et moral, j’en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste. »