Fausses pudeurs

Ce qui est difficile, particulièrement en été, sur les réseaux sociaux, c’est que les différences qui nous distinguent, notamment socio-économiques, s’accentuent. Les archives de vacances notamment, les voyages, des choses comme ça. Ce qui est habituellement tolérable le reste de l’année, où ces différences peuvent sembler minimes, alors qu’elles sont en réalité parfois immenses, l’est moins à cette période. Quand on est du côté de ceux qui galèrent évidemment.

On peut partager des pensées, des récits, mais on ne parle pas du même endroit, la parole n’est pas semblablement “située”. Il y a cette illusion de former une sorte de chœur à peu près harmonieux – ou, a minima, consensuel, sur certaines valeurs, disons : de gauche. Mais on n’écrit pas avec la même plume. Certaines plumes sont trempées dans une encre à laquelle se mêle l’angoisse du lendemain. D’autres commentaires sont plus distanciés. Ce dont on parle, on le ne le sait pas de la même façon.

Il y a ce dont on parle, mais aussi une partie de soi qui parle, et qui parfois ne se distingue pas de ce dont on parle. Un personne semble parler de quelque chose, mais en réalité, elle parle aussi d’elle-même.

Dévorer les livres d’études féministe/queer comme je l’ai fait ces dernières années m’a fait un bien fou. Toutes ces autrices, allant au-delà de l’injonction de Donna Haraway à « situer son savoir », ne manquent jamais, dans leur livre, de situer leur parole, de rapporter leurs expériences, de raconter là d’où elles parlent. Il y a bien souvent chez Sara Ahmed des pages magnifiques où elle parle à la première personne – et ce faisant, elle trace un sillon réellement distinct de celui des philosophes avec lesquels elle discute : il y a cette loi non-écrite selon laquelle parler de soi dans une étude sérieuse ruinerait toute prétention à l’objectivité, à la vérité, à la scientificité. Il ne faut pas être grand clerc pour faire tomber ce mythe, lequel sert avant tout à reproduire la figure du savant universel et impersonnel – c’est-à-dire épousant le modèle du professeur d’université mâle, blanc et bourgeois.

Nous ne sommes pas exempts de cette « fausse pudeur » sur les réseaux, à notre niveau. Il existe une sorte de code écrit nulle part, qui juge le récit de soi comme la manifestation d’un narcissisme mal placé (un excès de soi) – sa mauvaise place tient surtout au fait qu’il embarrasse. Comme si celle ou celui qui parle de soi, qui situe sa parole ou son savoir, la préoccupation dont il fait part, contraignait le lecteur ou la lectrice à se poser aussi la question : « d’où je parle ? », réveillant ainsi une très ancienne pudeur. (« D’où parlez-vous quand vous vous indignez du sort des “autres” ? – jusqu’à quel point êtes-vous en réalité différent‧e de ces autres dont le sort vous indigne ? Jusqu’à quel point êtes-vous ou bien protégé‧e de devenir cet autre ou au contraire menacé‧e de le devenir ? »)

On pourrait aussi parler de l’illusion de l’égalité – que ces “pudeurs” entretiennent avec soin. Nous parlerions tous du même point. Quelque part devant nos écrans. Formant une série de sujets indifférenciés, sociologiquement neutralisés, « aveugles à la couleur », à la classe, au genre, au handicap, etc. En partie, en partie seulement bien entendu, des abstractions, des points de vue à peu près situés au même endroit (une sorte de conscience collective, alignée – être de gauche aussi, c’est être (en partie) aligné).

Comme si chacun arrivait de nulle part. Sara Ahmed consacre à plusieurs reprises des analyses à ce thème de « l’arrivée » – the arrival, en anglais. C’est un concept très fécond, qui invite à se demander d’où quelqu’un arrive. Une des stratégies de négation du sujet, ou d’occultation de la différence, embarrassante, inconfortable, c’est précisément de faire comme si cette arrivée allait de soi, qu’elle n’avait pas d’importance, que tout un chacun arrivait à peu près du même endroit : « vous qui entrez ici, oubliez, effacez, passez sous silence, toutes vos différences ». La singularité des biographies. Coïncidez avec la personne que vous êtes censée incarner sur la scène qui vous offre l’hospitalité. Vous qui entrez ici n’êtes plus personne, mais un individu égalisé, neutralisé. On reconnaît là le stratagème sur lequel repose la nation post-raciale, post-sociale, post-féministe, post-invalide. Votre différence n’est plus recevable puisque le problème qu’elle soulevait a été réglé une bonne fois pour toute (le racisme, la lutte des classes, le sexisme, le handicap, etc.).