Encore une saison de passée (et je suis toujours là, je veux dire : à peu près debout, expirant, respirant, un miracle à mon avis : “il passera pas l’été, je vous le dis !” – Hé bien si, puis-je répondre à ce Cassandre – c’est-à-dire à moi-même)
Encore une saison de passée et ces premiers jours d’automne ressemblent, ma foi, à ce qu’on appelait l’automne naguère, avant que le climat ne vire au rouge vif : le ciel s’accorde avec le calendrier, avec la tradition si l’on peut dire (ça ne durera peut-être pas, il y aura sans doute des chaleurs tardives, ne rêvons pas, ne rêvons plus), et voilà que je me souviens, comme à chaque fois que les feuilles commencent à tomber, de mes automnes de jeune homme, quand j’étais amoureux, mélancolique, et tout bouleversé d’être en vie dans un monde qui semblait si vaste.
Ha les cafés d’automne de ma jeunesse – ils me manquent tellement, où plutôt, c’est cette jeunesse qui me manque, toutes ces aventures, le bar de l’hôtel de ville et le café chez Lorette (je n’invente pas ! La tenancière avait rendu hommage à la chanson de Michel Delpech mais avait conservé l’orthographe de son prénom, Lorette au lieu de Laurette). Des bars de prolétaires et d’étudiants fauchés, où l’on pouvait se saouler pour quinze francs, avec un vin d’une qualité suspecte, et une bière à l’arrière-goût d’urine.
Je n’y vais plus du tout, au café, parce que ces cafés de ma jeunesse n’existent plus, remplacés depuis longtemps par des pubs à la mode, bondés de petits-bourgeois sapés comme les mannequins qu’on voit à la devanture des magasins, parce que je suis fatigué d’entendre, dans les cafés populaires qui ont survécu, les relents pourris des rengaines xénophobes (s’ils savaient, ils me lyncheraient), et parce que je ne suis plus du tout un jeune homme et que les gens me fatiguent.
Il va donc faire plus frais dans les jours à venir, peut-être même neigera-t-il sur les crêtes d’Auvergne, à Pierre-sur-Haute, au Plomb du Cantal ou sur le Mézenc. (Je me disais tout à l’heure, hé bien, s’il fait plus froid, que les terrasses se vident, que les clients s’entassent là-dedans, ça fera le bonheur des virus – et il paraît qu’il y en a, des virus, qui sont à la fête en ce moment !)
En attendant, la forêt prend ses quartiers d’automne, et ce matin, je suis resté un bon bout de temps au bord du ruisseau, parce qu’il coule, certes timidement, alors qu’il n’était depuis des mois que galets nus et eaux stagnantes, agonisant, solitaire, excepté quand nous allions, Iris et moi, lui rendre visite, alors qu’il s’était tu : mais il chantonne maintenant – ô, en toute discrétion certes, il faut se pencher pour l’entendre, se mouiller un peu le lobe de l’oreille. Et voyez ces feuilles qui se détachent des branches et virevoltent doucement autour de ma chère Iris – laquelle, tout comme moi, ouvre grand ses yeux de chien, et lève le museau à tout bout de champ enivrée par ces afflux d’odeurs qui surgissent de partout dans la forêt.
J’oublie pour un moment tout le reste, le compte en banque déjà vide alors qu’on est loin, très loin, du début du mois prochain (les pauvres ne reçoivent leurs subsides que le 5 du mois, et encore !), la santé défaillante, mon livre, Moldanau, qui m’en fait voir de belles et me plonge plus souvent dans le désespoir qu’il m’éveille à la joie, et les sombres nuages s’avançant depuis le futur. Je me disais, en remontant la forêt ce matin, pour un Grec de l’âge de la tragédie, les mythes, qui donnaient sens au chaos du monde, venaient forcément d’un très lointain passé. Mais pour nous, qui sommes de l’âge de la science, les mythes, qui donnent sens à ce chaos présent, viennent du futur. (Je suis Cassandre, temporellement inversé en quelque sorte)