Le mystère des meurtres multicolores (des paons à Rolling Hills Estate)

Nous sommes à Rolling Hills Estates, une bourgade cossue du comté de Los Angeles.  La ville est littéralement envahie par des paons et des paonnes, plusieurs centaines paraît-il, dont les ancêtres avaient été importés au début du XXème siècle quand un certain Frank Vanderlip avait reçu une quinzaine d’oiseaux en cadeau. L’article explique que ces cinq dernières années, une bonne cinquantaine d’animaux a trouvé la mort, empoisonnés, accidentés, ou tués par des tireurs à l’arc ou à la carabine. On parle du mystère du meurtre multicolore, the « multicolored murder mystery ». Le paon bleu est probablement originaire d’Inde, où il est encore présent dans bien des villages (ainsi qu’au Pakistan et au Sri Lanka), et il y est parfois considéré comme sacré. Il est d’ailleurs protégé par l’Indian Wildlife Protection Act depuis 1972. Mais la beauté de sa parure l’a destiné à occuper la plupart des pays du monde, et il constitue un ornement vivant prisé dans bien des parcs publics ou privés, et nombre de zoos. Il est typiquement un animal qu’on trouve aussi bien à l’état sauvage qu’à l’état captif, voire domestique. Dans les forêts de feuillus, humides ou sèches, du subcontinent indien, il est souvent le lanceur d’alerte qui signale la présence d’un grand prédateur, panthère ou tigre, aux autres animaux. Comme d’autres animaux en Inde, par exemple les macaques (dont on signale aussi des cas d’invasion urbaine), il apprécie la proximité des environnements habités par l’homme, et n’hésite pas à chercher sa nourriture dans les poubelles ou dans les jardins. De ce point de vue, il fait partie des animaux liminaux ou commensaux, pour reprendre la typologie de Zoopolis. Et, dans la mesure où sa présence est tolérée, il est voué à se reproduire et s’établir dans les environnements urbains suffisamment boisés, caractéristique que présente la petite ville de Rolling Hills Estates. Les peacoks (paons) parcourant les rues, grimpant sur les toits des maisons, visitant les poubelles et grignotant les fleurs des jardins, y constitue donc un spectacle courant. Mais, comme le dit A.J. Poulin, un habitant de la ville : « Je ne sais pas depuis combien de temps ils vivent ici, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y en a beaucoup ». Et bien évidemment, entre les gens qui les nourrissent, et ceux qui s’en plaignent et les considèrent comme une nuisance (car le cri du paon, à longueur de journées ou leurs courses sur les toits au milieu de la nuit, peuvent tout de même lasser), les discussions peuvent s’avérer tendues. Cheryl Rajewski  qui vit ici depuis dix ans, résume bien la situation :

“They squawk. They poo. They stand on your car. They run on [the] roof where it sounds like it’s a human being,” she said. “But they are here, and still — 10 years later — I’m living here, and I’ll drive home and I’ll see this beautiful bird just sitting in your garden, with its gorgeous feathers. It’s like, ‘Wow, this is really special.'”

En vérité, bien des habitants n’imaginent pas leur ville sans les paons. « Ils font partie de la personnalité de la ville », confie l’un d’eux. Dans la nouvelle de Raymond Carver, « Plumes », qui ouvre le recueil Les vitamines du bonheur, la présence d’un paon domestiqué, qui finit par entrer à l’intérieur de la maison et jouer avec un enfant en bas âge, laisse aux visiteurs et aux lecteurs une impression d’étrangeté et de menace latente. Car les paons qui habitent les villes sont des animaux qui suscitent des sentiments ambivalents : la beauté de leurs traînes et de leurs couleurs leur accorde un certain prestige aux yeux des humains, ils esthétisent l’environnement de manière remarquable, mais leur manière d’investir les rues et les jardins sans aucun complexe, dirait-on, ou du moins sans se cacher (contrairement à la plupart des animaux liminaux, comme par exemple les renards), oblige les humains à s’adapter à leur présence tout autant que les paons s’adaptent à celle des humains. Pour tout dire, ils semblent chez eux, à Rolling Hills Estates. À la question, comment devrions-nous considérer les paons, du point de vue du droit, pour reprendre le questionnement des auteurs de Zoopolis, je pense qu’on doit donner une réponse circonstanciée. Si on admet qu’ils peuvent aussi bien subsister à l’état sauvage, que dans les alentours des villes (comme en Inde), voire, carrément au cœur des villes, comme à Rolling Hills Estates, mais aussi en captivité dans des parcs publics ou privés, il s’ensuit qu’on ne peut donner une réponse concernant la totalité de l’espèce. Prenons le cas de Rolling Hills Estates : les paons sont-ils des résidents temporaires, ou bien, parce qu’ils vivent ici depuis plus d’un siècle, doivent-ils être désormais considérés comme des citoyens à part entière ? Il me semble que le bref reportage de la Southern California Public Radio traite principalement de cette question, et que, parce que la tension monte entre les défenseurs des paons et ceux qui les stigmatisent (et peut-être n’hésitent pas à les tuer),  un débat doit s’établir à ce sujet, auquel un porte-parole compétent des paons doit prendre part afin de statuer sur la manière dont les habitants et les paons pourraient vivre ensemble (ce qu’il font depuis bien longtemps).

SOURCE (avec reportage vidéo) : « The California Town Invaded by Feral Peacocks » Jul 16, 2014 | by Chris Heller, The Atlantic « Who is killing the peacocks of Rolling Hills Estates? » Kevin Ferguson | Off-Ramp | June 13th, 2014