Tout l’œuvre de Veena Das, une des plus importante anthropologue de notre temps, n’aura cessé d’explorer la violence des civilisations et de l’État, et les souffrances sociales. Je traduis ici un extrait de l’introduction de son ouvrage le plus récent, Slum Acts (After the Postcolonial), Willey 2022. (En France elle est surtout connue dans les milieux de la “philosophie du langage ordinaire”, via Stanley Cavell, Cora Diamonds et Sandra Laugier, plutôt que pour ses recherches en anthropologie postcoloniale.)
Les lecteurs perspicaces auront sans doute noté comment, en ce mois d’octobre 2023, les discours des “civilisations européennes” sur les évènements en Palestine et en Israël épousent très exactement et sans sourciller les mêmes rhétoriques qu’à l’époque coloniale et post-coloniale.
“Comment l’alliance tacite entre les discours étatiques sur les menaces à la sécurité et les écrits universitaires structure-t-elle la pensée de manière à rendre des pratiques telles que la torture et les techniques d’interrogatoire coercitives pensables dans les démocraties libérales (Ahmad et Lilienthal, 2016) ? Talal Asad a soutenu que les attentats du 11 septembre à New York ont relancé l’intérêt pour la théorie de la « guerre juste » non seulement parce que les États-Unis avaient imaginé qu’un nouveau type de guerre avait été déclenché par ces attentats (la « guerre contre la terreur »), mais aussi en raison des pressions exercées dans les démocraties libérales pour distinguer leurs propres actes de violence, caractérisés comme rationnels et limités, de la violence des terroristes, considérée comme motivée par la passion et, par conséquent, excessive et sans discernement (Asad 2010 ; voir aussi la critique sévère de la pensée hégélienne en relation avec le colonialisme dans Guha 2002).
Je ne reviendrai pas ici sur les nombreuses contradictions qu’Asad démontre systématiquement dans la théorie de la « guerre juste » ou sur les changements subtils qui se glissent dans cette théorie lorsqu’on la rapporte à ses origines théologiques relatives aux idées d’équité et de justice dans la guerre. Ce que je veux suggérer, c’est qu’il existait un appareil théorique prêt à l’emploi permettant de distinguer la violence civilisée des guerres initiées par l’État de la violence barbare attribuée à d’autres, qu’il s’agisse de sujets coloniaux ou de combattants islamiques, considérés alors comme extérieurs à cet appareil censé utiliser la violence dans les limites de la rationalité et de l’éthique. Cette opposition permet de comprendre comment on peut expliquer que les actes de destruction les plus horribles de la part des pays occidentaux aient été considérés comme “justes”, parce qu’ils étaient guidés par un principe, celui de la proportionnalité des dommages. C’est ainsi qu’une équation a été établie entre les Japonais morts à la suite du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki et le nombre de morts alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale en raison des techniques de guerre utilisées par les deux parties à la guerre. La vacuité de ces principes est stupéfiante, mais si les responsables du largage de la bombe atomique ont pu échapper à toute accusation de crimes de guerre, c’est en partie parce que c’est le vainqueur qui fixe les règles de ce qui sera comptabilisé et de ce qui sera comptabilisé. Comme le dit si bien Kennedy (2006) :
« En nous replaçant dans la position légitime de la prise de décision de Truman en temps de guerre, nous posons la question suivante : combien de soldats alliés ont été sauvés par la bombe ? Non pas des civils ou des soldats japonais, mais des soldats alliés contre les morts japonais sous les bombes. Les estimations diffèrent. En juin 1945, les chefs d’état-major ont estimé à 40 000 le nombre de soldats sauvés. En 1945, Truman a déclaré qu’il avait estimé le nombre de soldats sauvés à 250 000. Dans ses mémoires, écrites dix ans après les faits, Truman a utilisé le chiffre de 500 000. Churchill, en 1953, estimait à un million le nombre d’Américains et à 500 000 le nombre de Britanniques. En 1991, le président Bush a affirmé que l’utilisation des bombes atomiques avait « épargné des millions de vies américaines ». (p. 146)
Si le principe de proportionnalité a été utilisé pour expliquer la “justesse” du largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, le discours sur la guerre contre le terrorisme n’est pas comparable en termes de chiffres. Par exemple, les justifications proposées pour la guerre contre les villes (qui comprend le bombardement de zones où résident des civils, y compris des hôpitaux et des écoles), comme par Israël, ne sont pas fondées sur une comparaison des chiffres mais sur l’irrationalité des techniques utilisées par les terroristes. Dans de tels cas, on prétend qu’il ne s’agit pas de savoir combien de personnes sont mortes dans un attentat terroriste, mais de prendre en compte la terreur qui s’est répandue dans des populations entières, tout en ignorant complètement la terreur des bombes qui pleuvent du ciel. Ce discours sur la violence des acteurs non étatiques rétablit la ligne de démarcation entre la violence civilisée et rationnelle et la violence barbare et aveugle. L’idée que les processus de civilisation en Europe sous le régime de la modernité ont conduit à des contraintes sur la violence aveugle est si fermement ancrée dans les théories de la guerre que même ceux qui remettent en question les “explications” sur les raisons pour lesquelles les guerres civiles sont plus brutales que les guerres menées par les États ne se demandent pas si la question elle-même est correctement posée. Ainsi, par exemple, Kalyvas (2006), dans son étude exhaustive sur la logique de la violence dans les guerres civiles, commence son chapitre sur la barbarie par l’affirmation suivante : « Malgré la reconnaissance quasi universelle d’une association entre guerre civile et atrocité, il y a étonnamment peu de liens spécifiés entre les deux » (p. 52). Il reconnaît l’absurdité de la présomption selon laquelle tuer avec des machettes est moins civilisé que tuer avec des balles ou des bombes, mais continue néanmoins à soutenir l’idée que les pays européens ont mieux réussi à établir une distinction nette entre les combattants et les civils, malgré l’utilisation généralisée de la torture et du viol pour « pacifier » les populations dans les guerres coloniales. Il ne se demande pas non plus si le rôle joué par les pays européens dans le développement de technologies de torture, comme la contribution de la France à ce qu’on appelle la « torture propre » à l’électricité, n’est pas révélateur de pathologies de civilisation.
Je soutiens que l’émergence de discussions sur la question de savoir si une situation d’extrême urgence créée par le terrorisme international justifie le recours à la torture dans les débats publics non seulement élude la violence perpétrée par les démocraties occidentales dans leurs projets coloniaux et néocoloniaux, mais dépend aussi fortement de l’utilisation de « faits alternatifs », de la construction de scénarios, d’expériences de pensée, d’analogies et de tropes narratifs qui finissent par transformer un modèle ou un scénario subjonctif, comme le scénario de la bombe à retardement, en langage de l’actualité. Ce n’est pas que la dimension empirique soit totalement absente de ces discussions, mais les vastes ensembles de données recueillies sur les types de conflits, leur intensité ou leur durée, reflètent des intérêts essentiellement étatistes à travers lesquels des pratiques telles que la torture peuvent être défendues comme regrettables, mais nécessaires. En outre, les modes de surveillance peuvent être étendus pour couvrir les segments de la population définis comme “vulnérables” à la propagande émanant de projets extrémistes, et donc potentiellement dangereux pour la sécurité de l’État-Nation. Par exemple, le discours visant à empêcher les jeunes musulmans de « se radicaliser » est un élément important de l’élaboration des politiques dans de nombreux pays, dont le Royaume-Uni, mais il est intéressant de noter qu’il exclut ceux qui pourraient être radicalisés par des idéologies racistes de suprématie blanche, et que les situations d’extrême urgence se concentrent sur les terroristes étrangers mais n’incluent pas la violence telle que les cas répétés de violence par arme à feu contre les écoliers aux États-Unis.”