Mais mon impression est que cela n’intéresse personne (Werner Herzog)

« Il peut être intéressant de mentionner à ce sujet que l’un de mes projets à long terme est la réalisation d’un film sur les langues qui sont en train de mourir, les langues dont il n’existe plus aujourd’hui qu’un seul représentant. On recense aujourd’hui à peu près 6 500 langues sur la planète. Étant donné que vous êtes jeunes, tous les deux, à la fin de votre vie, quatre-vingt-dix pour cent de ces langues auront disparu. Elles sont déjà en train de disparaître à un rythme extrêmement rapide. Il doit y avoir aujourd’hui une douzaine de langues parlées par une seule personne. Comme s’il ne restait qu’un seul Espagnol capable de parler sa langue, et qu’il ne pouvait plus communiquer avec personne. Quand cette personne mourra, sa langue — l’espagnol en l’occurrence — mourra, et avec elle la culture espagnole, la littérature espagnole, les chansons espagnoles, la vision espagnole du monde. Undocumented. Sans trace ni document pour en garder mémoire.
Je voudrais réaliser un film sur les last speakers of languages. Ce n’est évidemment pas quelque chose qui peut être fait en une seule fois. Il faudrait que j’aille en Nouvelle-Guinée, par exemple. Dans le nord-ouest du Pacifique. Au sud du Chili. En Amazonie. Pour aller en Nouvelle-Guinée, il faudrait pouvoir organiser une expédition, marcher pendant trois semaines à travers les montagnes et la jungle avant d’atteindre l’endroit précis où il ne reste qu’une, deux, voire trois personnes parlant une langue. L’opinion publique — je parle de la perception la plus commune — s’inquiète constamment de la disparition ou de la diminution du nombre de baleines ou de léopards des neiges, de la disparition de certaines fleurs de la surface de la terre. Mais je n’entends personne s’exprimer publiquement sur la disparition des cultures et des langues humaines. Cette discussion n’existe pas, et pourtant cette disparition est en train d’arriver à un rythme plus rapide que n’importe quoi d’autre dans la nature aujourd’hui.
Quand j’ai tourné Le Pays où rêvent les fourmis vertes (1984), j’ai rencontré un aborigène dans une maison de retraite, à Port Augusta, dans le sud de l’Australie. Il devait avoir quatre-vingts ans. Il était le dernier à parler sa langue. L’équipe l’avait surnommé «The Mute», parce qu’il ne parlait pas. C’est simplement qu’il n’avait personne à qui parler: il était le seul et le dernier être vivant à parler sa langue. Je le voyais fréquemment aller et venir dans le couloir. Il était sans cesse en train de se chanter quelque chose à lui-même. À un bout du couloir il y avait un distributeur de Coca et autres boissons. Sa poche était pleine de pièces, mais le distributeur était vide. Il glissait ses pièces dans la machine, riait, collait son oreille contre la machine, écoutait le son des pièces en train de dégringoler. Il faisait cela pièce après pièce, jusqu’à ce que sa poche soit tout à fait vide. La nuit, quand il dormait, les employés ouvraient la machine, prenaient les pièces et les lui glissaient dans sa poche. Il était le dernier… C’était au début des années 1980, il est sûrement mort aujourd’hui. Nous ne savons pas quelle était sa langue. Personne n’a documenté cela. Et personne ne pouvait parler avec lui puisqu’il ne savait parler aucune autre langue que la sienne.
La langue n’est pas seulement un outil de communication. C’est une façon de voir le monde, de le comprendre. C’est un monde à part entière. Une façon de comprendre le monde et de lui donner un sens. Une façon de s’organiser en tant qu’être humain à l’intérieur de ce monde. Toutes ces richesses, toutes ces cultures sont en train de disparaître. Je le répète: quatre-vingt-dix pour cent de ces langues seront mortes au moment de votre mort. À condition que vous atteigniez l’âge statistique que vous êtes censés atteindre.
Pour en revenir à mon projet, il ne s’agirait évidemment pas de filmer toutes ces langues. D’autres cinéastes viendront peut-être me prêter main-forte. Ça pourrait prendre la forme d’un projet collectif, si d’aventure d’autres cinéastes sont intéressés et s’il se trouve un public pour avoir envie de voir cela. Mais mon impression est que cela n’intéresse personne. »
Manuel de Survie, Entretien avec Werner Herzog, Capricci Éditions et le Centre Pompidou 2008.