Harry Walker, Under a Watchful Eye. Self, Power, and Intimacy in Amazonia, University of California Press, 2012.
(extrait)
« Veux-tu voyager dans ton hamac ? » La petite-fille de Rosa, qui avait récemment commencé à se tenir debout toute seule, était encore trop jeune pour parler. Pourtant, à ma grande surprise, elle semblait parfaitement comprendre la question. Elle a chanté « Brrrrrr ! » en imitant les sons vibrants et distinctifs de la berceuse lorsqu’elle est produite sous forme de trille bilabiale. La jeune fille a été rapidement hissée dans son hamac par sa mère, qui s’apprêtait à partir pour le jardin, et a reçu l’ordre de s’endormir et d’aller « errer » (tijiaco). Après l’avoir bordée, la longue corde a été remise à Rosa qui, à peine interrompue dans sa tâche de fabrication d’un sac en ficelle, a commencé à balancer le hamac d’un côté à l’autre, en chantant doucement pendant qu’elle travaillait.
Si la transmission des qualités nécessite généralement une consommation orale ou un contact physique direct pour être jugée efficace, le hochet ne fait ni l’un ni l’autre. Il est fixé sous la position de la tête du bébé, hors de portée et hors de vue. La transmission ne peut se faire que par les sons que le hochet est censé produire, car les indices physiques sont reconstitués en son lorsque le hamac est mis en mouvement par un soignant (caregiver). Les sons, les propriétés physiques, les valeurs abstraites et les états mentaux ne sont pas clairement discernables dans l’ontologie des Urarina. En berçant le bébé dans son sommeil, le hochet établit les conditions nécessaires à sa propre réception. D’une part, le contenu narratif de ces sons est une berceuse sans paroles ; d’autre part, sa force performative travaille à construire le corps de l’enfant comme un composé de qualités, d’expériences et de connaissances d’origines diverses. Nous pourrions suggérer que, dans une perspective Urarina, le hochet incite l’enfant à accepter l’identité impliquée dans sa composition, première étape d’un processus d’interpellation continu. L’appel du hochet particularise et humanise le corps du bébé, qui est encore considéré comme trop ambigu par ses parents et les personnes qui s’en occupent.
(…)
Les Urarina reconnaissent que le hamac, comme le placenta, devient une partie intégrante de la mère et de l’enfant, et ne peut être interprété sans ambiguïté comme appartenant à l’un ou l’autre. La relation entre les trois est, en ce sens, également métonymique. Tout comme le placenta, le hamac lie un bébé à sa mère et sert de médiateur entre eux. Comme le montrent clairement de nombreuses berceuses, son utilisation est un moyen de prolonger leur union. Au fil du temps, on dit que la « vitalité » ou le « souffle vital » d’un bébé imprègne le hamac, une sorte d' »âme » par laquelle chacun devient une extension de l’autre. Un hamac devenu trop grand (contrairement aux différents éléments du hochet) n’est jamais jeté ou réutilisé par d’autres enfants, mais simplement gardé avec soin par la mère jusqu’à ce qu’il se détériore.
La configuration matérielle du bébé dans son hamac contraste clairement avec un berceau occidental typique, dans lequel les jouets et autres objets intéressants sont placés au-dessus du bébé, dans son champ de vision et souvent à sa portée, comme des objets passifs ou des patients qu’il peut examiner et manipuler comme un agent. La situation ici est plutôt l’inverse ; le bébé occupe une position passive par rapport au hamac, dont les mouvements de balancement rapide résistent et finissent par supplanter son propre exercice provisoire d’agence (son « agency » au sens d’Alfred Gell – NdT) . Il est tentant de suggérer que c’est finalement le second qui « joue » avec le premier. Les sons du hochet, qui émanent de derrière la tête de l’enfant, résistent à l’objectivation de leur source. Je suggère que le hamac n’est pas encore un « objet » pour le nourrisson, qui n’est pas encore un « sujet » ; leur état d’enchevêtrement mutuel transcende d’abord cette polarité, alors même qu’il s’agit d’un des principaux moyens de le faire exister. »