Ai médité aujourd’hui sur l’idée de dénuement (un peu toute la journée, quelques pages de notes éparses).
Fournirait un point de départ intéressant et paradoxal pour mon investigation sur les relations d’objets – laquelle investigation permet d’introduire l’exposé sur le capitalisme intime – comment les modalités qui nous lient aux objets (et qui vont de l’usage pur indifférent à l’attachement affectif le plus intense) concourent à l’occultation et à la relégation de leur « biographie » – où l’on reconnaît la structure fétichiste de la marchandise. Cet exposé sur le capitalisme intime constituant la première partie d’une réflexion sur ce que la catastrophe climatique fait à nos pensées (et à nos manières d’habiter le monde).
Le dénuement donc. Beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Hors de question de romantiser le dénuement, même si l’expérience du dénuement choisi, celui de l’ermite par exemple, doit être envisagée. Le dénuement, bien souvent, n’est pas choisi. Il s’impose à celles et ceux qui doivent se contenter de vivre de peu (avec peu d’objets), parce qu’ils sont nés subalternes et n’ont que peu de chance de sortir de cette condition au cours de leur vie. Il devient aussi ce qui vous tombe dessus quand vous avez tout perdu – votre maison est en ruine après un bombardement ou un cyclone. La plupart des objets gisent, difformes, inutilisables. (Vous fouillez dans les décombres à la recherche de quelques objets aimés, à la recherche des reliques de ce qui n’est plus). Il est ce qu’on a volé au migrant durant son voyage : il arrive avec « rien », même ses papiers d’identité lui ont été dérobés. Juste son corps meurtri. Mais le dénuement n’est pas toujours synonyme de pauvreté – songez ici à certaines populations en Amazonie, qui, lorsque leur hutte faite de planches et recouvertes de feuilles de palmier est emporté par la crue d’un torrent, ne s’en émeuvent guère et la reconstruisent en quelques heures à un autre endroit. La forêt est riche, elle procure à celles et ceux qui la connaissent tout ce dont ils ont besoin. Le dénuement n’est pas toujours organisé autour du manque. L’abondance ne dépend pas ici de la quantité d’objets qu’on possède, car on possède infiniment moins que la plupart des gens sur la terre. Le savoir et quelques outils suffisent à jouir de cette abondance (ce que les capitalistes ont bien compris, nous rappelait déjà Marx : la nature s’offre gratuitement à l’extraction et l’exploitation – du Capital engrangé à peu de frais). Les habitats des bidonvilles aussi tirent leur valeur de leur architecture éphémère.
(Remarque adventice : c’est une chose de faire vœu de pauvreté – ah ! l’héroïsation des riches qui choisissent de renoncer aux plaisirs mondains pour adopter une vie ascétique et se voient récompensés en gain de vertu ! –, c’en est une autre d’être pauvre sans l’avoir choisi. On peut, certes, c’est un exercice dont je suis familier, faire contre mauvaise fortune bon cœur, et se fabriquer un récit qui valorise le dénuement quand bien même on ne l’a pas choisi : c’est là encore autre chose. Comme il n’est comparable de perdre un monde quand ce monde était « assuré » (c’est-à-dire au fond, « matériellement remplaçable », si l’on est bien assuré – cela n’empêchera pas le deuil, mais le deuil pourra prendre fin) et de perdre un monde quand nul ne viendra vous sauver, parce que ceux qui ont bombardé votre habitation, enfoui vos souvenirs dans les décombres, ruiné votre passé, font tout ce qu’ils peuvent pour vous faire disparaître, pour qu’il ne reste rien de vous, ni corps ni objet ni pensée.)
Un point de départ donc, qui devrait déjà m’occuper quelques chapitres.
(noter aussi ce chapitre sur l’enfant gâté – étouffant sous les objets qu’il est censé posséder, et n’en aimant aucun.
(et l’étymologie comme toujours, est intéressante : Dénuer est un verbe – mettre à nu, priver quelqu’un de quelque chose, démunir. Dépouiller. Renvoie à une forme de violence : ainsi dans le travail de la pierre – on use et enlève la matière de la surface pour mettre à nu la roche sous-jacente – de ce fait on remonte dans le temps – on purifie. La purification comme violence, l’abstraction comme violence. Penser à la métaphore de l’ascétisme chez Plotin : « Sculpte ta propre statue » (c’est-à-dire : soustrais le surplus, les couches superficielles). Et bien évidemment la nudité, ou, plus exactement, toujours avec cette idée de privation : être rendu visible, c’est-à-dire, non dissimulé – ce qui m’oriente déjà sur la question de l’arrière-plan invisible, ou invisibilisé, silentisé, occulté, des objets. Et :, etc.)