Cher Christophe,
J’ai passé une nuit affreuse. Ma chambre se trouve juste à côté de l’église et la fenêtre qui borde mon lit donne très exactement sous le lourd clocher en fonte. Tradition oblige, les cloches sonnent 12 fois à minuit, puis 12 autres fois à minuit et 5 minutes, au cas où l’on aurait pas entendu les premiers coups. Et ainsi de suite, 1 fois puis une autre fois à 1 heure, 2 coups suivis de 2 autres coups à 2 heures. Sans parler du coup unique, solitaire, qui ferait presque pitié, égaré qu’il paraît être dans l’irrésistible course du temps qui passe et nous emporte, pauvres âmes maudites que nous sommes, vers une inévitable fin, toutes les demi-heures. « Coup » est le mot qui convient.
Ainsi, donc j’ai très mal dormi : un des indices fiables de cette insomnie c’est que j’ai entendu très distinctement sonner toutes les heures de la nuit jusqu’à 6 heures.
C’est ma faute en partie, mais en partie la tienne. Figure-toi qu’à minuit tapante je reposai sur ma table de nuit le polar de Dennis Lehane, Gone Baby Gone, que j’avais entamé après le déjeuner et avant la sieste de l’après-midi : j’en étais à la moitié environ, et, le suspense étant à son comble, il me fallait lire « quelque chose d’autre » pour atténuer le stress suscité par les nœuds emberlificotés de l’intrigue de Gone Baby Gone, et, sans trop entrer dans les détails de ma vie personnelle, l’angoisse accumulée ces derniers temps, depuis mon dernier rendez-vous téléphonique avec ma correspondante de pôle emploi, la diminution indubitable (et probablement irréversible désormais, à mon âge) de mes performances érectiles, et la remise du Prix Nobel à Annie Ernaux.
Bref, tu l’auras deviné, et pardonne-moi pour cette introduction pénible, je me suis saisi avec délicatesse de ta Correspondance avec l’ennemi, recueil de lettres que tu m’avais offert, publié par la téméraire maison d’édition Les Doigts dans la Prose, et je me suis plongé, dans le but de me détendre un peu et faciliter l’advenue de cet évènement disruptif par excellence qu’on appelle le sommeil, dans la lecture.
Raté. Pour la détente. L’advenue de cet évènement, etc.
J’avais déjà lu de toi L’Amour ne rend pas la monnaie, ouvrage qui m’avait laissé dans un état étrange, quelque part entre le ricanement et la nausée, un « ricanement nauséeux » donc, je ne peux pas le décrire autrement, et je me disais, voilà un auteur que je ne conseillerais pas à tout le monde, à une époque où, sous l’empire des réseaux sociaux et des médias de masse, les dispositions à l’humour, fine fleur de l’esprit, lequel autrefois se déclinait en autant d’espèces qu’on découvre en se promenant dans les plus riches jardins floraux, se sont appauvries au point qu’il faut se protéger d’une armée d’avocats avant de publier le moindre calembour sur Twitter, je me disais donc, premièrement que j’écris des phrases décidément trop longues et, deuxièmement, que cet auteur, Christophe Esnault (avec un « s », un « l » et sans « r »), devrait se féliciter de n’avoir qu’un nombre de lecteurs (et de lectrices, si je puis me permettre) limité, car, dans le cas contraire il subirait a minima une volée de bois vert sur les réseaux sociaux, et souffrirait, de manière irrémédiable, d’une extraordinairement mauvaise réputation. Heureusement, tu as évité, de justesse certes, à quelques lettres près, d’obtenir le prix Nobel, et donc d’être victime de l’opprobre générale dont les écrivains comme toi, qui semblent avoir plongé leur plume dans le vitriol (ou je ne sais quel autre acide avec lequel les psychopathes aiment à défigurer leurs victimes) avant d’écrire.
Correspondance avec l’ennemi est de la même veine, cruelle et sans pitié. Nombreuses sont les victimes de ces lettres, pas toujours anonymes – on lit même en toutes lettres des noms bien connus dans le Landerneau littéraire –, et quelques enseignes illuminant les nuits de nos vies quotidiennes (si je puis dire) : McDonald’s, Leader Price, Moulinex, Perrier, et bien d’autres. Werner Kofler, l’écrivain Autrichien, qui n’hésitait pas lui non plus à désigner ses victimes par leur nom de baptême, s’étonnait qu’aucune d’entre elles ne l’embarque dans un procès pour diffamation, quand bien même il les décrivait comme des nazis (il en concluait, que non, décidément, il n’avait rien d’un écrivain à succès).
Cette correspondance tient pour moitié de la satire, et pour l’autre moitié du règlement de compte. On a déjà fait l’histoire de la satire – et je t’assure qu’à Rome, à l’époque impériale, tu aurais été célèbre, et par là-même craint (toutefois, les choses étant ce qu’elles étaient en ce temps-là, quand le pouvoir était aux mains de mégalomanes au narcissisme exacerbé et viscéralement pervers, animés pour la plupart par d’inépuisables pulsions sadiques, tu aurais fini un jour ou l’autre par être condamné à l’exil chez les Gètes, aux confins du monde après le Pont-Euxin, ou pire !). Il faudrait faire aussi l’histoire de la littérature des règlements de compte. Elle commencerait fort loin, chez Horace, Juvénal et Lucien de Samosate, s’épaissirait aimablement au Moyen Âge et à la Renaissance, Rabelais et Cervantes en seraient les hérauts, et que dire de la période suivante, chez Rousseau et Sterne, pour culminer au siècle dernier chez Arno Schmidt et Thomas Bernhard !
On y retrouve ton appétence pour ce qu’il n’est guère possible d’appeler autrement que la pornographie, parfois teintée d’une légère couche de gore, ce qui n’arrange rien (d’un point de vue moral s’entend). Je ne précise pas cela dans le but de dissuader les éventuels lecteurs ou lectrices : ça pourrait au contraire les attirer. Je sais bien qu’il est d’usage en pareil cas, quand un texte s’avère susceptible de choquer l’opinion la plus prude, laquelle a aussi le droit de lire de la littérature contemporaine après tout, d’ajouter que, malgré les apparences, s’y manifeste tout de même une certaine tendresse envers l’humanité, etc. Sauf qu’à moins de considérer la pornographie comme une forme de tendresse, j’ai beau chercher, je n’en vois pas beaucoup d’autres traces dans ces textes saturés d’acrimonie (mais j’ai lu toute la nuit, oscillant entre le demi-sommeil et le demi-éveil, mon attention donc, demeurait fort peu fiable). Toutefois, cela ne nous laisse en rien à penser quoi que ce soit au sujet de l’auteur : il faut séparer l’homme de l’œuvre (je crois, mais je ne suis plus très sûr de savoir si c’est là une bonne chose ou pas).
J’avoue ne pas être rassuré de me compter parmi tes connaissances récentes (on s’est téléphoné l’autre jour – moment assez douloureux pour moi parce que je n’ai guère l’habitude de parler à des inconnus) : vu le traitement que tu réserves même à tes plus chers amis (leurs frasques étant décrites par le menu dans ces lettres, dates, lieux, noms et prénoms à l’appui), je tremble à l’idée de faire à mon tour l’objet d’une de ces lettres un de ces jours : c’est là que réside le pouvoir des satires après tout : on continue de les craindre même quand on s’efforce de leur plaire.
Bref, si tu écris un second volume de ces lettres incendiaires, de ces petits règlements de compte avec une partie de l’humanité, oublie-moi s’il te plaît ! Je suis innocent, tout autant qu’on puisse l’être !
Dana Hilliot