Après que l’hiver ait fait deux incursions par chez nous, une en novembre, et l’autre durant ces derniers jours en décembre, je laisse à nouveau reposer mes spatules – la neige fond à vue d’œil, où sont passés les hivers d’antan, manquerait plus qu’il pleuve. J’ai quand même trouvé le moyen de faire cinq sorties à skis depuis novembre. Dont une nocturne (à la lueur de la lampe frontale). Et c’est déjà pas mal. En attendant d”émigrer au Groenland (si tant est qu’à l’avenir il y ait encore des hivers là-bas), je vais faire mon bilan 2016 de trucs que j’ai vu ou écouté dans les (plus ou moins) mass media.
Mais d’abord, je voudrais rappeler brièvement la mémoire d’un être cher, qui a disparu cette année, qui n’a pas jugé bon de continuer l’aventure, mon ami Frédéric Coussay, qui était devenu une référence dans le domaine de l’histoire de la Grande Guerre, explorant sans relâche les témoignages et les documents d’époque, et dressant avec ténacité la liste des soldats disparus, auxquels il s’efforçait de donner un nom et une personnalité. Nous nous sommes connus à la fin de années 80, à l’époque où j’étais surveillant dans le collège où il était scolarisé. Avec d’autres jeunes gens, nous avions monté un club de jeux de rôles et de stratégie et, durant des années, même après qu’ils aient quitté collège et lycée, nous passions de longues nuits à explorer des mondes imaginaires. Frédéric était une des personnes les plus drôle que j’ai jamais rencontrées, un humoriste d’une grande finesse, avec un sens de la répartie jubilatoire. C’est toujours un crève cœur de se dire qu’un homme aussi vivant et talentueux en vienne à cette extrémité. Mais nous étions tous, dans cette petite bande, évoluant sur un fil, toujours à la limite, radicaux à la fois dans les pensées et parfois dans les actes. Disons qu’on ne faisait jamais les choses à moitié. Je me dis que dans un sens, nous étions plus “punk” que les punks avec lesquels je traînais au milieu des années 80. Je pense à toi Fred, ainsi qu’à Stéphanie et aux gamins et à tous nos amis de l’époque, cette fraternité dans l’imaginaire que nous avions bâtie ne m’a jamais quitté.
Frédéric aurait sans doute aimé les séries TV dont je vais parler maintenant, surtout celles qui se déploient dans des univers SF ou d’anticipation. Mais je suis certain qu’il aurait adoré (ou a adoré) ce petit bijou d’humour noir, trash, gore et parfaitement décalé, terriblement autoréférentiel qu’est ASH vs EVIL DEAD. La référence, c’est évidemment la suite des films d’horreur de Sam Raimi qui est d’ailleurs aux manettes dans la série racontant les déboires de Ash Williams, héros des films des années 80, joué par l’excellent Bruce Campbell (que j’avais bien aimé dans Burn Notice). C’est vraiment hilarant, grotesque, et décapant comme peuvent l’être les meilleurs productions du cinéma gore.
Dans le genre divertissant, mais sans doute moins inoubliable, j’ai passé une partie de mes soirées estivales à regarder les épisodes de trois séries de Science Fiction proposées par la chaîne américaine SCiFi : DARK MATTER, KILLJOYS et THE EXPANSE. Les deux premières sont un peu calquées sur le même modèle, mettant en scène une bande d’aventuriers plus ou moins recommandables, errant de pat le très très vaste monde en s’efforçant de comprendre ce qui leur arrive, et ce qui leur arrive est lié au destin du très très vaste monde. Les scénaristes sont plus ou moins inspirés, mais les acteurs, dans les deux cas, rattrapent les faiblesses narratives, et je me surprends à suivre avec une certaine avidité les épisodes, quand bien même j’ai cessé d’essayer de comprendre l’intrigue (et donc “ce qui leur arrive et ce qui arrive au très très vaste monde), juste pour le plaisir de retrouver cette bande d’énergumènes pittoresque. THE EXPANSE se situe au niveau du dessus, par sa complexité d’abord – il est tiré d’une saga de science fiction, le premier volume m’est tombé des mains à partir de la page 60, mais la série m’accroche bien – par la profondeur et l’ambivalence des personnages ensuite, par la qualité de ses effets spéciaux et par la richesse de ses références.
Plus ambitieuse est la série WESTWORLD dont on attendait beaucoup vu les créateurs aux manettes (entre autres les producteurs de LOST). J’ai déteste les deux premiers épisodes, viscéralement, me sentant mis dans la position d’un voyeur et d’un pervers, avant de comprendre que c’était précisément là le but. La narration emprunte des cheminements temporels complexes, et il faut un certain temps avant de capter la subtilité de ces temporalités imbriquées : le temps des androïdes n’est pas tout à fait celui des humains, et leurs rêves ne sont pas aussi distincts que ne sont les nôtres de la réalité. Les dix épisodes conduisent inexorablement vers une apothéose catastrophique et cathartique, si bien qu’on prend fait et cause (enfin, “je” prends) pour les androïdes plutôt que pour les humains. On peut lire la série à de multiples niveaux, que je n’ai pas le temps de détailler ici, par exemple : une critique radicale de l’industrie du divertissement à l’âge de l’hyper-capitalisme – avec cette mise en abîme géniale du fait que le show lui-même est un pur produit de cette industrie ; une plongée anticipatrice dans un monde entièrement façonné et pensé par les modèles des sciences comportementales et cognitives – du coup, la question de la “conscience” devient à nouveau cruciale (en tant que psychanalyste, cet avenir me paraît extraordinairement régressif, les niveaux de théorisation se perdant dans des problématiques dignes de mauvaises copies de philosophie en classe de lycée) ; dans la même perspective, j’en suis venu à me dire que nous étions en train de devenir des androïdes avant même que nous soyons capables d’inventer des androïdes autonomes. Destin singulier n’est-ce pas ? Nous commençons à craindre les robots, alors même que nous sommes devenus des robots, numérisés jusque dans nos plus intimes intimités. Une première saison fort stimulante intellectuellement en tous cas.
BLACK MIRROR propose une troisième saison, dans laquelle les objets connectés sont omniprésents. C’est intéressant de voir comment cette série, année après année, s’efforce de suivre les dernières évolutions technologiques et d’en mesurer et d’en anticiper les effets sur nos vies les plus quotidiennes. Le plus perturbant, c’est que le réel, le présent, exerce une pression folle sur l’anticipation, et on se demande en permanence, en regardant les épisodes, si l’on nous parle du futur, ou du présent. La réussite d’une œuvre d’anticipation tient évidemment à ce qu’elle donne le sentiment que le futur est en germe dans notre présent, et c’est là un sentiment que procure BLACK MIRROR.
Surprise de l’année 2016, la série proposée par NETFLIX, la série brésilienne de science-fiction 3 % m’a totalement accroché. Une dystopie dont on ne peut goûter la pertinence que si on se place dans e contexte sociologique brésilien contemporain, marqué par des inégalités socio-économiques abyssales. Une mise en scène superbe, qui confine parfois à l’abstraction, l’écart extraordinaire envers les décors réalistes des favellas et les intérieurs hyper-hygiénisés et futuristes des bâtiments occupés par les élites, une bande son excellente (qui doit beaucoup à Tom Zé et à des courants expérimentaux de la musique electro brésilienne), des acteurs remarquables, un côté addictif qui marche très bien sur moi.
Enfin, dans un tout autre genre, je voudrais signaler deux séries qui m’ont littéralement scotché à mon écran, et qui toutes deux relèvent du genre “espionnage”. D’abord l’excellente série tiré d’un roman de John Le Carré, THE NIGHT MANAGER, une véritable perle au suspense haletant, réalisée par la BBC, gage de qualité : les frenchies sont à des millénaires de réalisation de ce genre, sans parler des acteurs, on n’a pas l’équivalent d’un Tom Hiddleston ou d’un Hugh Laurie chez nous. Le contexte politique est fouillé, la tension dramatique n’a pas besoin d’action spectaculaire pour procurer au spectateur des sueurs froides (on n’est pas du tout dans James Bond), la psychologie des personnages est particulièrement cohérente. Bref, un de mes coups de cœur de l’année.
Ma série préférée pour l’année 2016 est aussi une série d’espionnage, vraiment étonnante, vraiment originale : BERLIN STATION. Là aussi, le contexte est hyper-contemporain, on suit les déboires d’une agence de la CIA installée en Allemagne, dont les agents sont pris dans les filets d’une complexité sans nom entre les services secrets étrangers, leur propre administration de tutelle, les velléités des groupes terroristes divers et variés, et surtout la pression qu’exerce sur les activités secrètes et souvent peu recommandables de l’agence un “lanceur d’alerte” à la Snowden, un certain Thomas Shaw (dont on connaît l’identité au bout de deux épisodes, le suspense n’est donc pas à cet endroit). Il faut s’accrocher dans les premiers épisodes pour mériter de plonger dans une véritable tragédie – et le final m’a laissé une impression mélancolique tenace. Les acteurs sont époustouflants, mention spéciale à Rhys Ifans, pour son interprétation déchirante d’un personnage extrêmement ambivalent : d’ailleurs, c’est l’ambivalence des personnages, de touts les personnages, qui frappent. On navigue en eaux troubles, nos tendances manichéennes spontanées sont mises à l’épreuve à chaque épisode, les retournements de situation et les révélations viennent régulièrement chambouler nos maigres certitudes, et surtout, on dirait parfois un hommage à l’Alexander Platz, l’ode à Berlin du très grand Alfred Döblin (dont je recommande chaudement la dernière traduction en français par Olivier Le Lay), bref, c’est un vrai petit chef d’œuvre que cette série.
J’allais oublier de mentionner la deuxième saison de l’incroyable série de Sam Esmail, MR ROBOT, avec le tout aussi incroyable acteur Rami Malek. Cauchemar éveillé, hommage d’une précision inégalée à la culture Hacker (avec des tas de bouts de code sous Linux que les geek apprécieront, moi le premier), pamphlet anarchiste contemporain, attaque sans concession contre l’hyper-capitalisme financier, vision d’un futur terrifiant, et d’autant plus terrifiant qu’il est déjà notre présent, inspirée par la grande lucidité paranoïaque que je partage entièrement, explorations des arcanes de l’hallucination et du délire, narration sans concession qui vous procurera des maux de tête sérieux. Après ça, si vous avez encore l’intention d’aller voter en 2017, c’est que vous n’avez rien compris au monde d’aujourd’hui.