Quelques écueils dont il faut se méfier à l’heure de l’indignation climatique

PRENDRE DU TEMPS POUR S’INFORMER QUAND LES CHOSES S’EMBALLENT

1. Règle assez anecdotique mais qui ferait un bien fou si on la suivait un peu : Ne pourrait-on pas éviter d’ajouter quasi-systématiquement aux messages que nous relayons sur les réseaux sociaux (et ailleurs) les mentions (au choix) : “dans l’indifférence générale”, “et personne n’en parle !” ou “les gens font l’autruche”, et j’en passe. En réalité il y a fort à parier qu’au moment même où vous postez votre info extraordinairement inédite, des milliers de gens en font autant, et les journaux du soir et du lendemain sont en train de fabriquer leur article à ce sujet – sans parler des chercheurs et des magazines spécialisés qui travaillent ce sujet et le développent depuis des mois, certes, pour un public restreint, mais quand même. On peut également être au courant d’un fait sans pour autant éprouver le désir là, maintenant, tout de suite, d’en parler. La plupart des gens ont une vie comme on dit, qui les distrait souvent de leur écran ou de leur clavier – ça ne les rend pas indifférent pour autant (et certains n’ont pas de connexion internet et s’en passent fort bien).

2. Pour aller un peu plus loin dans cette voie : je crois que c’est bon, tout le monde est désormais au courant qu’il y a un problème avec le climat. Même et surtout les climato-sceptiques, s’il en reste. Même ceux qui, comptant s’en tirer sans inconvénient majeur, et n’ayant qu’un souci très mesuré du sort de leur prochain, ne considèrent pas cela comme leur problème. Depuis que les mass médias font leur beurre en vendant du chaos climatique, tout le monde sait. Le problème n’est plus l’ignorance, mais ce qu’on pense avec ce savoir, le sens qu’on lui donne (les causes et les effets, les conséquences, etc.). Et là, on peut lire tout et son contraire semble-t-il (la fonte de la banquise est un drame pour les uns, une bénédiction pour les autres – n’oublions jamais ces autres !).

3. C’est pourquoi, avant de relayer une information, prenons la peine de multiplier les sources, de nous documenter un tant soit peu. Se demander qui parle, d’où il parle, dans quel média, quelles sont les sources auxquels l’info fait référence. Relayer les “Une” tapageuses des journaux de grande audience augmente la confusion : préférer faire écho à des articles de fond (et il s’en trouve toujours en cherchant un peu). Aucun fait n’est isolé. Une forêt ne brûle pas toute seule : elle brûle dans un complexe indémêlable d’enjeux géopolitique, de guerre économique, de conflits sociaux, elle ne brûle pas soudainement depuis la veille au soir, et pour n’importe quelle raison. Les raisons qui font que la forêt brûle au Congo ne sont pas les mêmes que celles qui font que la toundra brûle en Sibérie. Se documenter, cela prend du temps, mais sommes-nous vraiment si pressés qu’on doive à la seconde même où l’on a vu cette photo ou lu ces trois lignes en caractères gras s’empresser d’en faire écho ?

4. Se contenter de relayer une info sans aucun commentaire, c’est souscrire sans réserve et sans critique au titre de l’article (et au “message” censé être attaché à la photographie). Il est souvent intéressant de préciser, en quelques mots, de quoi il est question exactement, pourquoi on relaie cette info, quelle est la date de l’article ou de l’évènement auquel il est fait référence. Bref, contextualiser un tant soit peu. Quand des milliers de personnes reprennent sans commentaire la même info sans autre forme de procès, l’effet produit relève de la sidération, de l’accablement, mais n’engage guère la réflexion. Il est absurde de se plaindre du supposé travail bâclé des journalistes quand on se contente de relayer systématiquement “le chapeau” de leurs papiers (un titre, une photo et, dans de rares cas, quelques lignes).

SE GARDER DE L’ETHNOCENTRISME :

1. Bien des messages concernant des faits scandaleux qui touchent les populations des pays du sud (et parfois même des pays européens de l’est !) donnent le sentiment que les gens “là-bas” ne réagissent pas, accablés par on ne sait quelle incapacité à se révolter, et qu’ils ont un besoin urgent de notre “soutien”. C’est totalement faux. Les luttes pour l’environnement et pour l’habitabilité des terres se déploient partout dans les pays du sud, et il suffit de s’informer un peu pour comprendre qu’à côté de certains champs de bataille dans ces contrées lointaines, les bastons avec les forces de l’ordre dans nos ZAD demeurent une aimable plaisanterie (même si, ces dernières années, on a le sentiment que l’interprétation de la “violence légitime” même par les gouvernements démocratiques se radicalise un petit peu).

2. Autre écueil ethnocentrique difficilement tolérable : s’inquiéter des situations dans les pays lointains au nom des effets généraux supposés sur le climat, genre : “les salauds sont en train de détruire NOTRE poumon”. Ce NOTRE est absolument indécent. Je le répète souvent, mais les effets du dérèglement climatique n’affecteront pas tous les humains au même titre et au même moment. Certains crèveront bien avant les autres, et, du reste, crèvent déjà, et tout le monde ne périra pas, certains s’en tireront beaucoup mieux que d’autres et voient même les catastrophes à venir comme une opportunité de business, voire, pour les plus cyniques, comme une bénédiction démographique. Il ne faut pas être grand clerc pour considérer que les populations les plus aisées des pays riches et tempérés devraient s’en tirer à bon compte. Ce “NOUS” n’est plus désormais qu’une invocation abstraite (en  a-t-il jamais été autrement ?). Ou pour le dire autrement, on ne perçoit pas de signaux indiquant qu’une préoccupation cosmopolitique inspire soudainement les citoyens de ce bas monde,  préoccupation qui remettrait au goût du jour, ne serait-ce qu’à titre d’idéaux ou de guides pour l’action, l’hospitalité et la solidarité (comme l’avait imaginé I. Kant). Bien au contraire.

3. Plus encore, cessons de proclamer que NOUS (l’humanité toute entière) serions tous coupables. Parler d’anthropocène, c’est dépolitiser la question climatique. Cela arrange bien les grandes compagnies et les inaltérables adeptes de la croissance et du business. Un mot correct serait “capitalocène” – ce qui restreint un peu le nombre de coupables. Que penserait un inuit du grand nord, un chasseur-cueilleur-horticulteur d’Amazonie ou un pygmée d’Afrique Équatoriale de la culpabilité dont on l’afflige “au nom de l’humanité” ? (et plus largement, pensez-vous sérieusement qu’un pauvre de chez nous est “autant” responsable que le patron d’un conglomérat industriel ?)

CONTRE LE NÉO-VITALISME Et L’USAGE INCONSIDÉRÉ DES MÉTAPHORES

1. Les métaphores qui présentent la Terre comme un unique organisme vivant et ses parties comme des organes ont certainement joué un rôle important dans la prise de conscience des interactions écologiques et physiques au niveau planétaire. Mais parler d’une forêt comme notre poumon ou d’une montagne comme nos entrailles n’avance plus à grand chose et dissimule surtout le fait autrement plus réel que des populations humaines et non-humaines sont affectées ici et maintenant, bien avant que nos poumons et nos entrailles en ressentent le moindre effet.

2. Dans le même ordre idée, je rêve de faire un sort définitif à ce concept de résilience qui tient lieu trop souvent d’espérance : je comprends qu’on puisse avoir envie d’espérer – j’ai le pessimisme chevillé au corps et je suis incapable d’espérer de la sorte, mais loin de moi l’idée d’en dissuader mes amis. Mais affirmer avec emphase, comme on l’entend souvent, que “de toute façon”, la “nature”, ou “la terre”, s’en remettra bien, que l’humanité elle-même “a des capacités de résilience dont elle a fait la preuve par le passé”, que “les hommes ont des ressources qu’on ne soupçonne même pas”, c’est se foutre de la gueule de tous ceux qui, à l’heure où je vous écris, sont déjà morts et en train de crever, résilience ou pas.

3. Ce vitalisme grossier qui prétend à une hauteur de vue supra-humaine, ou plutôt supra-mondaine (lire à ce sujet le livre certes ardu mais stimulant de Mickael Fossel, Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique), tend à nous faire oublier que pour une bonne partie de l’humanité, les choses se jouent maintenant, et que bien des populations ne disposent pas du temps dont nous disposons encore. Dans bien des forêts, dans bien des montagnes, sur les hauts plateaux et sur des îles du grand large, les peuples autochtones, ceux que le capitalisme prédateur n’avait pas encore effacés de la carte, sont en train de perdre leur monde, leur langue, leur culture, des complexes de savoir et de relations aux êtres qui les entourent. Dans de nombreuses régions, la perspective de se battre pour l’accès à l’eau et à la nourriture devient le seul horizon concevable, et il n’est plus d’autre choix que de fuir des terres devenues inhabitables. Les principes vitalistes et la résilience leur font une belle jambe, n’est-ce pas ?

4. Vanter les mérites de l’autonomie, cultiver son jardin, en adoptant des méthodes d’agriculture alternative, en se passant autant que possible des productions de la grande industrie, devenir végétarien, trier ses déchets et s’abstenir de prendre l’avion, se donner des principes et suivre une existence réglée par ces principes, ma foi, je n’ai rien à y redire. C’est là une manière de spiritualiser un peu le survivalisme, et si on y ajoute quelques recettes tirées des manuels de développement personnel, méditation, pleine conscience et promenade en forêt, assurément, ça ne peut pas faire de mal. Qu’on en fasse grand cas ne me gène en rien. Mais qu’on n’aille pas ajouter qu’en agissant ainsi “on sauve la Planète”. L’idéal d’une “subsistance un tant soit peu autonome” n’est accessible que pour une infime partie de la population mondiale. Le fait est que la plupart des paysans, au sud comme un nord, ont perdu cette autonomie en subissant les assauts du capitalisme mondialisé, et que 4 milliards d’habitants vivent actuellement dans les villes, et un tiers de la population des pays pauvres dans des bidonvilles. Non, vos efforts pour accéder à l’autonomie vous permettront peut-être de sauver votre peau, mais certainement pas l’humanité. On gagnerait en réalisme si l’on pouvait également en finir avec cette métaphore absurde selon laquelle les petits ruisseaux font les grandes rivières. Si tel était le cas, les inégalités n’auraient pas atteint le niveau inédit qu’elles atteignent aujourd’hui. Ces espérances fondées sur l’exemplarité des initiatives de quelques-uns ne valent pas beaucoup mieux, dès lors qu’on les confronte aux situations concrètes des habitants de ce monde, que la théorie du ruissellement des néolibéraux. Si l’on souhaite vraiment prendre la mesure des choses, il arrive un moment où nous devons abandonner les métaphores. C’est assez déprimant, j’en conviens.