Lire Sebald

À mon âge, les souvenirs prennent une teinture de plus en plus mélancolique : la mort et la destruction ont déjà emporté nombre de protagonistes de ces scènes remémorées, les gens, les bêtes, les paysages, les idées même, lesquels n’ont plus qu’une consistance spectrale.

Je ne conseillerais pas à un esprit malheureux de se lancer au début de l’été dans la lecture des œuvres complètes de W.G. Sebald. C’est pourtant ce que j’ai commencé à faire. Comme il s’agit d’une relecture, je sais où je mets les pieds – pour autant, le savoir n’atténue en rien la progression lente mais irrésistible de la mélancolie qui prend tout à son aise ses quartiers d’été et me laisse, comme je m’y attendais, dans un état de tristesse extrême.

J’ai commencé par les Anneaux de Saturne, mon préféré, parce que l’auteur y pousse à bout, et jusqu’à l’absurde, presque la folie, son art du tissage mémoriel et paysager, se laissant guidé (apparemment mais qu’en savons-nous au juste) par les associations d’idées, digne rejeton en ce sens de la tradition qui court en langue allemande d’Arno Schmidt à Hildesheimer, Thomas Bernhard ou Werner Kofler — ainsi que : une lecture souvent féroce de l’histoire (particulièrement de l’histoire récente), une vive ironie envers la littérature et particulièrement la misérable forme romanesque, sans parler de l’érudition jubilatoire (et d’avoir rendu la frontière poreuse entre le document et la fiction).

Bizarrement, cette entreprise morbide de relecture de Sebald coïncide (et finit par nourrir, jusqu’à le rendre obsessionnel) un fantasme de retour à Santander – Re-lire et Re-tourner. Alors je prépare ce voyage, bien qu’étant dans l’impossibilité de le réaliser dans l’immédiat (et pas non plus dans un futur envisageable de manière réaliste), je cherche et j’accumule de la documentation, je prends tout ce qui vient. Mais. Je ne me fais guère d’illusion : si je veux retourner à Santander, c’est d’abord en raison de ce qui j’ai laissé là-bas, ou pour mieux dire, abandonné, il y a plus de vingt ans. Une partie de soi – la connaissance de la douleur, le genre d’expérience dont on sait intuitivement, alors même qu’on est en train de la vivre, qu’elle vous changera à tout jamais, qu’elle vous hantera jusqu’à vos derniers jours. Et plus j’imagine à quoi ce nouveau voyage pourrait ressembler, plus la perspective d’y retourner vraiment me terrifie, car je finis toujours, dans mes rêves récurrents, par la rencontrer à nouveau, elle (A.), et cette rencontre ne saurait être que catastrophique, même si mon rêve fait ce qu’il peut pour empêcher ce genre de catastrophe. C’était il y a plus de vingt ans.

Il y a surtout cette teinture de mort dont le rêve est imprégné. J’ai la certitude, je ne saurais dire comment, que ce voyage sera le dernier voyage. C’est là un autre aspect des rêves de l’esprit qui vieillit je crois : cette scène-là sera la dernière, il n’y en aura pas d’autres (et : la chance est passée).

Sebald, wandering among the ruins and the dreams in the countryside (c’est ainsi que je le vois), avait-il, de manière obscure, conscience de sa disparition précoce ?

À la fin des Anneaux de Saturne, il revient une dernière fois sur l’œuvre de Thomas Browne, dont il livre au fil de l’écriture quelques pépites – un des motifs récurrents de cette errance sans but et sans fin. J’en extrais une à mon tour, tiré de la dernière page (on aimerait que ça ne s’arrête jamais), parce qu’elle vient s’ajouter à la collection d’histoires que je recueille, dois-je avouer, compulsivement depuis quelques années, relatifs à la manière d’y faire avec ceux qui sont morts, et plus précisément, de se protéger de la tendance de ces défunts à traîner, plus longtemps qu’il n’est souhaitable pour ceux qui sont encore en vie, en ce bas monde.

Et Thomas Browne, qui devait avoir eu, en tant que fils d’un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note dans un passage que je n’arrive pas à retrouver de son traité intitulé Pseudodoxia Epidemica, qu’il était d’usage de son temps, en Hollande, dans la maison d’un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des hommes ou des fruits de la terre, afin que l’âme s’échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue.

Il y a de belles pages ici et là sur ce thème dans l’œuvre de Sebald, par exemple dans Campo Santo, où, à l’occasion d’une randonnée en Corse, l’auteur brode sur les fantômes de ces embarrassants défunts, qui n’ont pas tout à fait disparu, ou se refusent à disparaître.

Mais le pouvoir des escadrons de morts qui augmentaient en nombre et en puissance tous les ans n’était pas la seule chose à craindre, il y avait aussi des âmes isolées qui erraient sans repos, animées d’un esprit de vengeance, qui guettaient le voyageur au détour d’un chemin, surgissaient soudain de derrière un rocher, se montraient dans la ruelle, en général pendant les mauvaises heures de la journée, à midi, quand tout le monde était à table, ou bien après l’angélus, dans le petit laps de temps qui va du coucher du soleil à la tombée de la nuit, quand une ombre pâle colore encore la terre.

Il en va ainsi dans bien des mondes : les morts rechignent à quitter le monde des vivants, ou bien par une sorte d’attachement nostalgique à l’existence qu’ils sont en train de perdre, ou bien parce qu’ils ont encore des affaires en cours et à régler ici-bas, ou bien parce qu’ils n’ont pas été correctement accompagnés en leur nouvelle demeure – parce qu’ils ont trouvé la mort loin de chez eux, de manière violente, parce qu’ils sont, dirait-on “mal-morts”.

C’était le cas effectivement chez nous, dans les campagnes françaises, il n’y a pas si longtemps, après la première guerre mondiale par exemple, mais aussi partout où les gisent les morts sur des terres qui leur sont étrangères, ainsi qu’en fait état de manière magistrale l’anthropologue Heonik Kwon dans son livre Ghosts of War in Vietnam, où les populations s’efforcent de réparer les dégâts terrifiants que les multiples guerres, ou, pour mieux dire, les innombrables massacres, ont occasionné sur les morts – quel que soit le camp auquel ils s’étaient ralliés de leur vivant.

Chez les Wari’s décrits par Beth Conklin (Consuming grief : compassionate cannibalism in an Amazonian Society), tout un protocole rituel complexe vise à faciliter le transfert du mort vers le monde des esprits de la forêt, et surtout empêcher qu’il soit tenté d’errer parmi les vivants —  animé d’intentions parfois hostiles et surtout, objet de douleur parce qu’il se rappellerait ainsi au souvenir de ceux qui sont encore là. J’avais pris quelques notes à ce sujet ici :

Brûler et balayer, le travail du deuil chez les Wari’s