Deux pétitions (de l’Égypte Ptolémaïque)

Il n’est pas dans mes habitudes de proposer des pétitions, et encore moins d’inviter mes connaissances à les signer. Mais vous pouvez tout de même imprimer ces deux-là, les signer et envoyer le tout à Ptolémée IV Philopatôr, souverain “pharaon” d’Égypte. Je ne garantis toutefois pas que votre soutien soit pris en compte.

« Au roi Ptolémée, salut, Hérakleidès, de ceux
d’Alexan[drou Nésos], de ceux qui habitent à
Crocodilopolis, du nome Arsinoïte. Je suis lésé
par Psénobastis, qui habite Psya, du nome sus-
mentionné. Car en l’an 5, d’après le calendrier
fiscal, le 21 Phaménoth, je me suis rendu à Psya,
du même nome, pour une affaire personnelle.
Tandis que je traversais […] une Égyptienne,
nommée, dit-on, Psénobastis, s’est penchée et a
versé de l’urine sur mon himation, de sorte que […]
inondé (d’urine) […]. Alors que je m’étais indigné
contre elle, et que je lui faisais des reproches, elle
(m)’a insulté. Quand je l’ai insultée en retour […],
Psénobastis, de sa main droite, ayant tiré le pan
de mon himation qui reposait sur mon épaule, et
dont j’étais vêtu, l’a déchiré et frappé, de sorte que
ma poitrine s’est retrouvée dénudée \et elle m’a
craché au visage/ en présence de personnes, que
j’ai prises à témoin. Les choses dont je l’accuse,
elle les a faites en commettant un acte d’hubris
envers moi, et en prenant l’initiative de l’agres-
sion. Blâmée par les spectateurs à propos de [sa
façon d’agir envers ?] moi, elle m’a laissé ainsi, et
elle est rentrée à l’intérieur, d’où elle avait versé
l’urine sur moi. Je te prie donc, ô Roi, si bon te
semble, [de ne pas me voir avec indifférence]
[traité avec] hubris, ainsi sans raison, par une
Égy[ptienne], moi qui suis un Grec, et un étranger,
mais d’ordonner à Diophanès, le stratège, puisque
[…], d’écrire à Sôgénès, l’épistate, qu’il envoie
Psénobastis devant [lui (c.-à-d. le stratège), pour
être ju]gée contradictoirement avec moi au sujet
[de ces faits ; et, si les faits] contenus dans ma
pétition [sont confirmés], qu’elle reçoive la peine
que le stratège déci[dera. Ain]si, grâce à toi, ô
Ro[i, j’obtiendrai jus]tice. [Sois heureux] ».

Nous sommes, vous l’aurez peut-être deviné, au IIIè siècle avant J.C. (très exactement le 11 mai 218 av. J.-C, date de la pétition), dans l’oasis de Fayoum en Egypte, à l’époque hellénistique donc, gouvernée à l’époque par les rois de la dynastie des Ptolémée – du nom d’un ancien général d’Alexandre.

Notre plaignant, Hérakleidès, manifestement grec, a connu une mésaventure assez humiliante – une Égyptienne dénommée Psénobastis aurait aspergé d’urine son précieux “himation” (un manteau fait d’une seule pièce de tissu dont on se drape), qu’elle avait pris soin également de déchirer, sans oublier de frapper son propriétaire. Elle était en proie, à en croire Hérakleidès, à une véritable crise d’hubris (si vous avez lu l’Illiade, vous savez jusqu’où ces états sont susceptibles de mener !). Les raisons de cette altercation demeurent assez obscures – chacun se plaira à en imaginer les motifs. Hérakleidès vient probablement “de la haute”, d’un milieu social aisé, et on peut imaginer (du moins c’est ce que je me plais à imaginer), qu’il a manqué de respect à cette jeune Égyptienne, d’extraction populaire, suscitant le courroux de la belle qui s’empressa de rentrer à son logis pour aller chercher un seau d’urine etc.

Autre pétition (“enteuxeis”, c’est ainsi qu’on appelle les plaintes adressées au représentant légal dans l’antiquité gréco-romaine), datée du 26 février 221 av. J.-C, mais cette fois adressée au souverain par une certaine Philista, une femme grecque, qui dénonce l’intolérable comportement d’un certain Pétékhon, παραχέων, c’est-à-dire, “garçon de bains”, employé Égyptien donc qui officie dans les étuves (le “tholos”) des femmes (nous sommes, ne l’oublions pas dans l’antiquité grecque, la nudité ne suscite pas d’interdit particulier).

« Au roi Ptolémée, salut, Philista, fille de Lysias,
de ceux qui habitent à Trikomia. Je suis lésée par
Pétékhon. En effet, je me baignais aux bains dudit
village, l’an 1, le 7 Tybi, quand (ce) garçon de bains
dans la tholos des femmes, alors que j’étais sortie
pour me savonner, ayant apporté les brocs pleins
d’eau chaude, (les) a répandus sur moi ; […] Et
il a ébouillanté mon ventre et ma cuisse gauche
jusqu’au genou, de sorte qu’il a mis ma vie en
danger. L’ayant trouvé, je l’ai livré à Nechthosiris,
l’archiphylakitès du village, en présence de Simôn
l’épistate. Je te prie donc, ô Roi, si bon te semble,
ayant trouvé refuge comme suppliante auprès de
toi, de ne pas me voir avec indifférence traitée
ainsi en dépit des lois, moi qui vis de mes mains,
mais d’ordonner à Diophanès, le stratège, d’écrire
à Simôn \l’épistate/, et à Nechthosiris, le policier,
qu’ils amènent devant lui Pétékhon [a]fin que
Diophanès examine l’affaire, pour que, en cherchant
refuge auprès de toi, ô Roi, le commun bien[fai]teur
de tous, j’obtienne justice. Sois heureux ».

On se pose évidemment des questions sur les raisons qui ont poussé ce garçon préposé aux bains à déverser le contenu brûlant d’un broc sur cette femme – jusqu’à l’ébouillanter ! Maladresse, confusion entre les brocs d’eau chaude et d’eau froide ? Je vous laisse méditer là-dessus et surtout, je vous invite à lire le remarquable article que Christine Hue-Arcé a consacré à ces deux papyrus sous le titre : “Grec(que)s contre Égyptien(ne)s dans les enteuxeis ptolémaïques : la question du
genre dans les P. Enteux. 79 et P. Enteux. 82” dans la revue Archimède : archéologie et histoire ancienne, 2018, n°5. pp.165-174.

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01826397/document

Ces deux remarquables témoignages qui font entendre délicieusement les voix de ces antiques habitants de l’Égypte (on trouverait probablement des témoignages de ce genre tout autour de la Méditerranée antique) sont inscrits sur des papyrus fameux dans le monde de la papyrologie. Ils ont plein de choses à nous apprendre par exemple sur les relations entre les hommes et les femmes dans l’Égypte Hellénistique, les relations entre Grecs et Égyptiens, voire une forme de “lutte des classes” dans l’Antiquité !, mais aussi sur la relative simplicité avec laquelle on s’adressait aux rois. Sur ce dernier point, je vous conseille d’écouter la première séance d’un cours du collège de France dans lequel Jean-Luc Fournet évoque ces “enteuxeis” Hellénistiques et donne en comparaison lecture d’une autre pétition, écrite en 567 ap. J.C., à un légat chrétien, qui est beaucoup plus longue et surtout d’une obséquiosité dégoulinante.
https://www.college-de-france.fr/…/course-2019-02-06-11h00.…
(j’ai passé la semaine à écouter les cours de J.L. Fournet au collège de France, c’est absolument passionnant !)