La nouvelle délinquance des champs

Photo : dana hilliot

Sur le fil de discussion (comme on disait naguère) « Les Agriculteurs sont des bosseurs qui ne comptent pas leurs heures », les agriculteurs échangent des informations et des opinions sur leur métier. Un des sujets qui revient trop souvent, c’est la tuerie d’animaux d’élevage directement dans les prés. Le phénomène prend des proportions délirantes. Les ours et les loups sont hors de cause. Il s’agit de bipèdes causants qui agissent la nuit, tuent, et souvent dépècent, en plein champ, les animaux en pâture, les veaux, les agneaux, etc. Dans le milieu paysan, l’indignation, le dégoût et l’horreur s’expriment. Les images sont terrifiantes : les bêtes, souvent à moitié dépecées, sont laissées sur place, les tripes à l’air, plus ou moins grossièrement découpées. Jean-Marc Moriceau, l’historien qui a beaucoup étudié les agressions des loups envers les communautés humaines, a souligné que l’effet de ces agressions, les blessures, parfois mortelles, infligées par les loups, sont en réalité la source du traumatisme dans les populations d’autrefois, qui craignaient le loup. On mourrait évidemment rarement d’une attaque de loup, mais la manière dont le loup agressait les humains, souvent les plus faibles, enfants et vieillards, marquaient les esprits durablement. On conçoit (ou du moins je conçois) sans peine l’horreur que les bergers endurent quand ils découvrent au matin une partie de leur troupeau ayant subi l’agression des loups. Contrairement à ce qu’on entend dire parfois, les éleveurs, du moins ceux qui amènent les animaux à la pâture, sont attachés à leurs bêtes, et pas seulement parce qu’elles constituent leur gagne-pain (et, pour la majorité des éleveurs, un gagne-pain vraiment très modeste).

Mais là, avec ces agressions de bipèdes causant, nous sommes dans un tout autre registre. Nous sommes dans le registre de la barbarie. On n’évoquera pas ce registre concernant les loups ou les ours (sans oublier les chiens errants, responsables tout de même d’une partie des agressions sur les brebis — il y a des cas dans le Cantal, alors que le département ne compte que quelques loups, extraordinairement discrets). Non, ces humains qui tuent les bêtes sur place, ou les volent, comme dans le cas présentés ci-dessous, ne respectent évidemment ni le travail des éleveurs, encore moins les animaux. Que des animaux soient tués en tombant d’un ravin parce que l’orage a éclaté, ou parce qu’un prédateur excité a pénétré dans le pré, cela fait partie du destin du travail d’éleveurs. C’est un drame, mais c’est le métier qui veut ça. Mais les éleveurs n’ont jamais été préparés à des crimes barbares de ce genre.

Qui est responsable (si l’on peut dire) de ce carnage ? Autrefois, et, dans certains coins, c’est un récit qu’on entend encore, il arrivait qu’un éleveur retrouve des bêtes mortes, souvent empoisonnées : on mettait cela sur le compte d’un ensorceleur, dont un voisin malveillant avait sans doute acheté les services. Vu l’augmentation des cas de massacres d’animaux dans les prés de nos jours, on peut douter qu’il s’agisse d’ensorceleurs. Les journaux évoquent souvent des “gangs”, des groupes organisés et spécialisés dans ce genre de crime. Un de mes voisins paysans me disaient : « ils ne tuent pas pour manger, ce n’est pas la misère qui les motive, non. Ils revendent la viande, les carcasses». j’avais bien entendu accuser les « gens du voyage» — un grand classique dans nos campagnes. Sur le fil des commentaires des adhérents de la page “Les Agriculteurs sont des bosseurs qui ne comptent pas leurs heures”, on remarque, sans que ça fasse sourciller personne, que les voleurs de brebis ne feraient certainement pas la même chose avec des porcs, qu’il suffirait de glisser quelques porcs dans les troupeaux de brebis pour les dissuader etc. La police semble avoir de la peine à retrouver les coupables — ou alors, les journaux n’en parlent pas. Toutefois, j’ai sous les yeux un incident qui s’est produit dans le Calvados et que rapporte le Nouvel Observateur :

« Les 22 juin, 23 et 25 juillet, trois veaux ont été tués à la carabine et dépecés, en pleine nuit, dans des champs à Branville, Varaville et Ouville-la-Bien-Tournée (Calvados). Après avoir été tués par balles, les pattes arrières avaient été découpées et emmenées, rapporte le site de “Ouest France”. Dans le cadre de l’enquête ouverte pour “actes de cruauté envers des animaux”, les gendarmes ont interpellé, samedi, quatre jeunes hommes, âgés de 17 à 22 ans. Placés en garde à vue, ils auraient reconnu certains faits Selon une source proche de l’enquête, un chasseur de 22 ans serait le meneur de ces expéditions nocturnes. Après la mort des veaux, les quatre suspects se répartissaient la viande. Ce serait l’excitation d’une certaine forme de chasse qui aurait motivé cette bande de “barbares”. »

« Un chasseur de 22 ans » donc — on peut raisonnablement douter qu’il appartiennent à la communauté des gens du voyage ou que sa religion proscrive la consommation de porc. Mais enfin, en l’absence de statistiques sur les coupables de ces crimes, nous sommes réduits aux suppositions (et aux fantasmes).

Toujours est-il que cette situation constitue un coup dur supplémentaire pour les éleveurs, qui n’en ont vraiment pas besoin en ce moment. Cette nouvelle délinquance «des champs» me paraît être assez symptomatique d’une époque où de nombreux citadins ont perdu tout contact avec les mondes ruraux — on ne connaît plus “d’expérience” les animaux (d’élevage ou commensaux), on raconte souvent n’importe quoi à leur sujet, et on peut donc éventuellement faire n’importe quoi avec eux. D’une certaine manière, découper l’animal vivant en plein champ n’est possible que si vous ne voyez en lui qu’un quartier de viande, un profit éventuel — ils se comportent comme les ouvriers et les machines qui travaillent dans les usines à viande décrites par Jocelyne Porcher. Tel n’est pas le cas des éleveurs traditionnels qui amènent encore leurs bêtes aux estives ou dans les prés. Ces paysans ne considèrent pas leurs animaux comme de la viande : ils les élèvent, et quand bien même le destin des bêtes est funeste, ils font la plupart du temps de leur mieux, du moins dans nos campagnes.

La délinquance des champs donc, ne s’arrête pas là : un maraîcher de chez nous me confiait : « C’est comme ces gens qui viennent la nuit dans des exploitations maraîchères et ramassent tout ce qui peut y pousser. Il arrive qu’on découvre quelques plants de patates arrachés, quelques rangées de salades. C’est embêtant pour le chiffre d’affaire, mais on se dit, au moins, ça aurait nourri quelques familles. Mais quand toute la récolte est arrachée, ça n’est pas la même chose. Et ça se passe souvent le vendredi, la veille des marchés en ville : on ne serait pas étonné que nos légumes se retrouvent sur les étals d’un concurrent ou d’un vendeur occasionnel. Avant ces choses-là n’arrivaient pas.»

SOURCE : « LE VOL ECHOUE ! …ILS INCENDIENT LES VEHICULES.. une centaine d’agneaux carbonisés ! », Midi LIbre du 08 août 2014.