La riposte économique (ou des aléas d’une guerre sans fin)

Je lis partout des cris de vierges effarouchées parce qu’un ministre a parlé de « guerre économique ». Mais comment appelez-vous la salve de sanctions qui vont frapper la Russie (et rendre la vie quotidienne de ses habitants très compliquée) ? Il a appelé un chat un chat, et il s’agit bien là d’une riposte économique à une guerre militaire dans laquelle les pays de l’Otan ne peuvent pas, pour des tas de raisons, s’engager à présent (l’avenir n’est pas écrit, loin de là). Ou alors qu’on m’explique à quoi ressemblerait une guerre économique !

Ce qui est beaucoup plus intéressant à mon avis, c’est ce que cette apparente prolongation de la guerre par d’autres moyens est en réalité beaucoup plus que cela. Car après tout la guerre économique n’a jamais cessé, elle n’a pas commencé aujourd’hui.

L’hyper-capitalisme mondialisé n’est au fond que cela : une compétition économique impitoyable qui n’a que peu d’égard pour les perdants – les pays du sud pour le dire vite. Et plus encore : une compétition profondément amorale, au sens où peu importe au fond que certains des partenaires de ce grand jeu ne soient absolument pas des démocraties, voire des régimes explicitement autoritaires.

Certes on a sanctionné l’Iran, qui finance le terrorisme international, mais pas l’Arabie Saoudite, et surtout, la Chine et la Russie sont des “partenaires” autant que des adversaires dans le grand jeu de la guerre économique. Pourquoi ? Sans doute parce que le business n’a pas de scrupules, mais aussi parce qu’on pensait que l’interdépendance économique entre les grandes puissances allait les dissuader de se faire la guerre au sens militaire du terme. On faisait la guerre certes, mais sur des terrains marginaux, sans que les populations des grandes puissances en soient directement affectés (et tant pis pour les autres).

Le coup de Poutine vient rendre caduque cette règle non-écrite. On y répond par une guerre économique au sens le plus radical, qui vise à isoler la Russie d’une partie des marchés mondiaux.

On peut s’indigner. Mais on aurait pu s’indigner avant, bien avant. Dénoncer cet amoralisme des marchés – et surtout dénoncer le principe même de la compétition économique. Poutine révèle aux yeux du monde effaré que faire du business avec des régimes non-démocratiques et autoritaires, c’est pactiser avec le diable. Ça se paye. Mais après ? Quand on a dit ça ? La temporalité des guerres militaires contemporaines n’est pas celle de la guerre économique.

Et c’est bien tout le problème. La guerre militaire, comme toute catastrophe en train de se produire, instaure une temporalité de l’urgence. On est forcé de penser dans le feu de l’action. C’est ce que font tous les acteurs de ce conflit. Du côté des adversaires de la Russie, ce sont en quelque sorte les économistes qui dont la guerre (et ils sont experts en la matière comme je l’ai dit). On peut s’en plaindre, il y a des raisons pour cela, mais si le conflit évolue et qu’ils doivent laisser la place aux militaires (qui sont déjà évidemment à leur poste et s’y préparent au cas où), débutera une toute autre histoire. C’est de la realpolitik – mais quoi d’autre maintenant ? (On me dira, on a promis d’envoyer des armes, des armes sans soldat, car envoyer des soldats serait de facto une “déclaration de guerre”. Soit. Sauf qu’en réalité, de manière très concrète, tous les experts militaires conviennent qu’il sera extrêmement difficile d’acheminer ces armements, étant donné l’urgence instauré par Poutine – et qu’il est à craindre que, quand bien même on y parvienne, il n’y ait plus beaucoup de soldats Ukrainiens en vie susceptibles de s’en servir.)

En temps de crise (et c’est valable pour la crise pandémique, et ce sera le cas pour la crise climatique quand l’eau viendra à manquer par exemple), les débats que s’efforcent d’amener sur la table les forces de gauche, la justice sociale et climatique, le sort des pays du sud, pour dire vite, l’appel à une solidarité internationale et la fin de la guerre économique, sont malheureusement mis entre parenthèses. C’est le cas depuis deux ans, pandémie oblige, mais en réalité, c’est le cas depuis bien plus longtemps. Les forces conservatrices (sans parler des réactionnaires) auront beau jeu, puisqu’elles sont au pouvoir un peu partout dans le monde, de gérer à leur manière ces crises qui se succèdent. C’est terrible. À chaque fois, c’est un coup de boutoir porté aux espérances sociales, climatiques, cosmopolites. Mais il est trop tard. L’hypercapitalisme financier, l’idéologie néolibérale, sont à leur apogée. Et ces crises leur sont à mon sens consubstantielles. Pour parler comme Hegel, elles sont leur “élément” (c’est Naomi Klein qui disait cela je crois dans la stratégie du choc). Et quel que soit l’issue de ce conflit à l’est de l’Europe, la guerre continuera, parce que c’est l’élément propre du capitalisme, ce dont il se nourrit pour créer des conditions de précarité, d’incertitude, sans lequel il ‘y aurait pas d’enrichissement possible pour les acteurs du grand jeu financier.