Inaccessibles études

Je sais que la situation de l’édition en sciences humaines est très compliquée, en France en tous cas. Combien d’études indispensables, récentes et novatrices ne sont accessibles qu’à un public anglophone ! Encore que, dans le cas du livre exceptionnel de Cyprian Broodbank, The Making of the Middle Sea: A History of the Mediterranean from the Beginning to the Emergence of the Classical World, on trouve des traductions en Turc, en Grec, en Allemand, en Espagnol, et j’en oublie certainement. En langue Française : rien. Aucun éditeur n’a osé se lancer dans l’édition Française de cette somme. Même constat pour cet autre ouvrage ambitieux concernant la Méditerranée, l’étude désormais classique de Peregrine Horden & Nicholas Purcell, The Corrupting Sea: A Study of Mediterranean History, qui date d’il y a déjà 20 ans, et qui a suscité beaucoup de débats chez les historiens. Ces deux ouvrages s’inscrivent dans la lignée des travaux de notre Fernand Braudel, auquel les auteurs rendent hommage tout en le dépassant, ne serait-ce que parce que les données de l’archéologie se sont accrues de manière fantastique ces soixante-dix dernières années.

Bref, pour le grand public cultivé francophone, j’imagine que Braudel demeure “l’autorité” définitive en la matière, même si sa thèse, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, a été soutenue en 1947.

Même constat concernant l’anthropologie ou l’histoire des religions antiques, pour prendre deux domaines sur lesquels je travaille avec assiduité : l’école structuraliste Française (Levi-Strauss, Détienne, Vernant etc.) semble avoir marqué, pour ne pas dire plombé, à tout jamais la vie intellectuelle de ce pays (bien qu’il ne manque pas de chercheurs en France qui travaillent en étant libérés des idéologies structuralistes – combien d’entre eux d’ailleurs sont forcés de publier en langue Anglaise !).

Le problème, c’est que le grand public cultivé (je ne parle pas des étudiants de troisième cycle, qui sont un peu plus au courant et surtout anglophones) en France rate complètement les débats actuels dans ces disciplines. Comment en effet être “à la page” quand des auteurs aussi importants qu’Hendrik Simon Versnel, Alberto Bernabé, Gregory Nagy, etc. pour l’histoire des religions antiques, n’ont pas été traduits, et, dans le cas de l’anthropologie, c’est encore bien pire (qui a lu Aparecida Vila, Laura Rival, Morten Axel Pedersen, Nurit Bird-Davis et j’en passe !)

Or, je crois vraiment qu’il importe aujourd’hui comme hier, mais peut-être avec encore plus d’urgence dans un contexte de bouleversements majeurs affectant nos mondes, d’enrichir nos grammaires, nos vocabulaires et nos modèles en pensant avec les chercheurs d’aujourd’hui, qu’ils travaillent ici ou ailleurs, en Inde, au Brésil, en Russie ou aux États-Unis, plutôt que de passer son temps à tresser des lauriers à nos chères icônes “nationales” disparues (comme il est d’usage dans les cercles intellectuels de chez nous).