Sortir de ce foutu aéroport

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Comme bien des gens, j’imagine, en ce moment, je rêve d’attentats terroristes – le genre de rêve qu’on fait en s’efforçant de s’endormir, le genre de rêve censé régler un problème de la veille (dit Freud) après quoi éventuellement, une fois le problème réglé, on pourra sombrer dans le sommeil. Quand le problème en question est d’empêcher un acte terroriste fomenté par un kamikaze dans un aéroport bondé une nuit d’été, on comprend que je sois là maintenant, à une heure avancée de la nuit, parfaitement éveillé, après avoir tenté à une dizaine de reprises de mettre en échec le terroriste en question. En me relevant, je murmure à ma compagne qui dort d’un sommeil léger ce soir : “je reviens, je dois juste quitter ce foutu aéroport”. Elle comprend fort bien, me répond “bonne chance, à tout à l’heure”, dans la mesure où, la nuit dernière, nous avons passé environ trois heures après atterrissage de son aéroplane en provenance de Copenhague à nus attendre mutuellement, moi dehors, elle à l’intérieur, dans la pièce dédiée à la récupération des bagages, à l’aéroport Saint-Exupéry de Lyon. Une valise abandonnée, un déferlement de forces de l’ordre, des soldats armés jusqu’aux dents, un camion de pompiers toute sirène hurlante, des spécialistes du déminage dépêchés tout exprès, des centaines de personnes attendant leurs proches en provenance des quatre coins du Monde – bienvenue en Europe de l’ouest.

Dans mes rêves, je suis assis à la terrasse d’un café situé à l’intérieur du terminal 1. Tout en lisant le prospectus distribué gratuitement vantant les mérites de la compagnie Air France, assez ironiquement en grève ce jour-là, je porte attention à un homme assis non loin de moi, qui me fait face. Il a les yeux comme exorbités, les paupières qui ne clignent pas, ou alors, quand elles clignent, très rapidement, de manière pour ainsi dire sporadique, comme s’il était sous l’effet de ces psychotropes par lesquels on espère prévenir les hallucinations – j’en ai pris une fois, pour essayer, et j’ai fait une hallucination de néant, je me suis senti envahi par une immense blancheur, ou plutôt un abîme de blanc, parfaitement terrifiant je dois dire – un type en tous cas manifestement mal à l’aise, qui se tortillait les doigts avec la plus grande fébrilité, suait à grosses gouttes sous son pull épais – étonnant alors qu’il fait encore, malgré l’heure avancée, plus de 30°C dehors, et au moins autant à l’intérieur, et surtout, qui regarde sa montre à peu près toutes les trente secondes.

Dans certaines versions du rêve, je suis assis ou debout à ses côtés et il se met soudain à répéter de manière compulsive Allah Akbar. Je m’efforce alors de saisir ses deux mains en même temps afin de l’empêcher d’actionner quelque dispositif destiné à enclencher une éventuelle bombe. Le problème, c’est que j’ignore totalement quel genre de dispositif est utilisé, mes compétences en la matière étant à peu près nulles, s’agit-il d’une sorte de bouton situé sur le torse sur lequel il faut appuyer ? Auquel cas c’est une bonne idée de lui tenir fermement les mains derrière le dos, à condition qu’il ne se débatte pas trop, qu’il ne soit pas suffisamment fort pour se dégager de mon étreinte. Mais si le dispositif est caché dans la paume de sa main par exemple, ou si l’enclenchement de la bombe avait été programmé, de manière à ce qu’il soit inéluctable, l’heure étant venu, l’angoisse de l’homme monte, il est lui-même la bombe, il va mourir, il répète Allah Akbar comme une sorte de mantra pour évacuer un peu de cette intolérable angoisse, se donner du courage – qui saurait décrire ces secondes avant la mort du kamikaze, sinon le kamikaze lui-même ?

Dans d’autres versions du rêve, je me lève le plus naturellement possible pour ne pas attirer l’attention de mon suspect, et me dirige vers un soldat situé à une trentaine de pas, afin de lui expliquer la situation, en l’incitant à ne pas trop regarder dans la direction de cet homme en proie à la plus grande fébrilité. J’explique les raisons de ma suspicion, tout en émettant des réserves : peut-être s’agit-il juste d’un homme qui s’inquiète pour de toutes autres raisons, peut-être est-ce un psychotique sur le point de décompenser, peut-être est-il tout simplement grippé – ou peut-être est-il sur le point de se transformer en zombie (rayer cette dernière partie de la phrase). Le soldat appelle son supérieur par talkie-walkie, et à partir de là, je leur laisse la main – ce qui n’a rien de simple non plus d’ailleurs : comment évacuer les gens qui sont amassés dans le terminal 1 sans éveiller l’attention de l’éventuel kamikaze ? Si tout le monde se met à courir, l’homme passera-t-il à l’action ? Et puis on fait quoi ? On ne peut tout de même pas tirer sur un homme parce qu’il est en sueur, qu’il porte un pull en plein mois de juillet, qu’il se tortille les doigts frénétiquement, qu’il ne cligne pas des paupières ou alors bizarrement ?

Et ainsi de suite.

aéroport de Lyon Saint-Exupéry, mercredi 27 juillet 2016, une heure du matin

 

On lit l’histoire suivante dans les archives de la presse en ligne : un homme visitant le mur des lamentations à Jérusalem, a crié Allah Akbar, après quoi il a été immédiatement abattu par un garde de sécurité. L’homme était juif. Crier Dieu est grand en arabe dans un lieu public gardé par des hommes en uniforme constitue, dans l’ambiance actuelle, une manière à peu près certaine de se faire cribler de balles dans les secondes qui suivent. Ou bien l’homme est fou, ou bien il a vécu ces cinquante dernières années sur une planète lointaine dans l’ignorance complète des affaires de ce monde, ou bien il avait l’intention de se suicider. Forme assez alambiquée de suicide “altruiste” (altruiste dans la mesure où un certain public est concerné, et dans la mesure où il a besoin d’un autre, un garde en l’occurrence, pour mourir).

La logique du suicide altruiste est redoutable : mettant fin à ses jours, l’impétrant n’a plus rien à perdre, mais il souhaite, faisant d’une pierre deux coups en quelque sorte, soulager ses souffrances tout en infligeant à d’autres d’égales souffrances – il veut bien mourir, mais pas seul. Les grands mélancoliques qui n’aiment rien tant que désespérer leurs proches en les confrontant à leur impuissance – quoi que vous fassiez, quelle que soit votre bienveillance à mon égard, mon malheur sera toujours plus fort, je demeurerais à jamais inconsolable, &c, connaissent bien ce genre de logique – mais si la place de l’autre dans la mélancolie se limite à celle de témoin accablé, dans le suicide altruiste, il s’agit bien de faire de l’autre une victime collatérale de sa propre mort, de l’entraîner de force dans la mort lui aussi, le mépris de ma propre vie n’a d’égal que le mépris de la vie des autres, &c

Bref, et ainsi de suite, on comprend pourquoi je ne suis pas sorti de cet aéroport, pas tout à fait encore, bien qu’on soit la nuit d’après, que les cloches viennent de sonner à l’église du village, il est maintenant deux heures, mon petit chien ronfle sous la chaise du bureau – et je sais bien, ce n’est que le début.