L’envie de rire nous avait passé

« Mil neuf cent trente-trois. Pourquoi écrire, poète ?[…]
Ne nous leurrons pas : nous ne serons jamais bons,
Et d’ivresse en saoulerie nous allons aux supplices, aux tortures et au sang […]
Découvre-toi et souviens-toi des victimes.
Oh ceux pour qui répandre le sang est jouissance !
Le démoniaque est aveugle, l’immoral est aveugle, les fantômes sont aveugles.
Et cependant chacun fut enfant jadis.
Ne glorifie pas la mort,
Ne vante pas la mort que l’homme inflige à l’homme,
Ne loue pas l’indignité,
Mais aie le courage de dire merde à celui qui poussera les hommes
A massacrer leurs frères au nom d’une prétendue conviction.
Homme, découvre-toi et souviens-toi des victimes […].
La peur nous saisissait
Quand à travers Berlin sinistre
Le Kaiser petit bourgeois
Vêtu de pourpre et d’hermine
Filait dans sa limousine :
Apocalypse de pacotille.
Ce n’était qu’un commencement.
Trente ans après, le monstre approchait
Et se gargarisait de discours glaireux.
Nous perdîmes alors le don de la parole.
Les mots se desséchèrent
Et nous furent ravis à tout jamais comme moyen d’entente.
Le poète qui continuait d’écrire
Était tenu pour un méprisable fou
Faisant fructifier des fleurs fanées.
L’envie de rire nous avait passé
Et nous vîmes apparaître les masques de terreur.”

(Stimme 1933)

Herman Broch, Les Irresponsables [1950], (traduction Andrée. R. Picard, Gallimard 1961), p. 307-311 dans la collection L’Imaginaire.

Il se sentait cerné par les somnambules et les irresponsables, tous ceux qui persistaient à vivre, et quelques-uns même à penser, comme si de rien n’était, dans un monde qui, pourtant, avait déjà tellement changé.
Mais de lui-même, que pouvait-il dire ?
Sinon qu’il n’avait guère plus de consistance ontologique qu’un spectre, au sens précis du mal mort, du pas tout à fait mort, condamné à l’errance ici-bas – ayant été dérouté d’une chute en bon ordre vers les enfers, pour une raison que j’ignore.
Des irresponsables, des somnambules et des quelques spectres.