Écologie-fiction : rendre le sauvage invisible

Une nouvelle fait grand bruit chez les amateurs de vie sauvage aux États-Unis : l’Office nationale des forêts (The U.S. Forest Service), qui gère 195 millions d’acres de forêts et de prairies (soit près de 8% du territoire américain et plus de la totalité de la France métropolitaine) a proposé pour une partie de ces domaines, protégés au titre du Wilderness Act (1964) (soit une surface de 36 millions d’acre, environ 15 millions d’hectares), un nouveau droit à l’image : le droit des photographes ou les cinéastes, même amateurs (par exemple les animateurs de blog), à diffuser des images obtenues lors de visites dans ces territoires, acquitter une somme de 1500 dollars correspondant à un permis de photographier ou filmer. Ce projet (encore en discussion) est rendu public alors qu’on fête outre-Atlantique depuis le début de l’année les 50 ans du Wilderness Act. 

Ce nouveau droit à l’image s’applique, si j’ai bien compris, uniquement aux projets à vocation commerciale (si le blog sur lequel vous diffusez vos images est financé par la publicité, on peut d’attendre à ce que votre cas soit concerné par la loi) — c’est-à-dire si vous retirez un certain profit de la diffusion. Il existe déjà des législations limitant le droit à l’image pour des bâtiments publics et des personnes, voire pour certains paysages. On notera que l’amendement propose des exceptions concernant certains événements qui « émergeraient soudainement, évolueraient précipitamment et  s’éteindraient rapidement » (on pense à des catastrophes naturelles, des feux de forêt, etc) — ceux-là pourraient être couverts par les médias sans qu’une autorisation soit requise.

De manière générale, le nouveau guide de bons comportements dans le Wilderness se durcit :

« Your commercial filming (because – media or not – that’s what it is) won’t be able to cause resource damage, disrupt the public’s ability to use the area, be a risk to public health, or involve pornography. And if it’s inside a designated Wilderness area, it must be about the wilderness. It must be necessary that the filming take place on wilderness land (as opposed to other suitable locations that are not federally designated wilderness). And it must not require motorized or mechanical travel, which is already prohibited in the Wilderness. » (Source : WNCOutdoors.info)

L’inspiration des instigateurs de ce projet de loi vise à l’évidence à sanctuariser encore plus les territoires protégés par le Wilderness Act — au risque de contrevenir au sacro-saint premier amendement. Certains ne manqueront pas de remarquer que les perturbations occasionnées par les chasseurs d’images demeurent tout de même très relatives — si on les compare aux perturbations occasionnées par les chasseurs de gibier (au fusil) par exemple. On peut toutefois admettre qu’il y ait eu des excès, et des comportements peu conformes aux principes qui traduisent l’esprit du Wilderness Act. Quelques commentateurs soulignent également les difficultés budgétaires du U.S. Forest Service et de le nécessité de trouver d’autres sources de financement.

Ce projet s’inscrit dans une politique de préservation très différente de celle qui a court en France, et n’est intelligible que dans ce cadre. La politique du Wilderness constitue aux États-Unis un objet de fierté — assez paradoxal quand on songe au sort réservé aux territoires non couverts par ce statut : les législations protégeant les parcs naturels français sont beaucoup moins contraignantes que celles ayant cours dans les zones soumises au Wilderness Act, mais, dans le même temps, certains territoires non protégés peuvent être abandonnés sans vergogne à l’exploitation industrielle, dans une mesure qui n’est pas envisageable de ce côté-ci de l’Atlantique.

J’ignore si ce projet de loi aboutira — on peut douter qu’il résiste à l’examen de sa conformité au premier amendement garantissant la liberté d’expression (et donc la liberté de la presse). Toutefois, il est intéressant dans la mesure où il pousse à bout, sans doute de manière inconsciente, une certaine logique dans les politiques de préservation américaines : le principe qui gouverne la philosophie de la préservation du sauvage, c’est de le protéger autant que possible des activités humaines, qui peut s’énoncer également de la sorte : ” les espaces sauvages se portent mieux sans les humains” ; ou encore :  “l’activité humaine constitue une atteinte aux milieux naturels sauvages”. C’est là une vision tout à fait classique que la littérature écologique a popularisé, notamment chez les auteurs américains, souvent en les comprenant de travers et en simplifiant leurs propos d’ailleurs, et qui est centrale dans certaines versions vulgarisées de la deep ecology par exemple. Le Wilderness Act traduit autant que possible ces principes en acte, et constitue effectivement une barrière de protection (plus ou moins efficace) à l’avidité des exploitants industriels et les excès du tourisme de masse.

Mais, avec cette nouvelle contrainte — l’obligation d’obtenir un permis pour photographier ou filmer ces espaces protégés — on franchit me semble-t-il un cap. On conçoit fort bien, dans le cadre d’une politique de protection de la faune et de la flore sauvage, qu’il faille restreindre au maximum les interactions humains/non-humains — interdiction de construire, d’extraire des minerais, de se déplacer en engins motorisés, de cueillir, de chasser (?) — mais les activités des photographes et des cinéastes occasionnent-elles véritablement des perturbations à ce point néfastes ? Les plus avisés d’entre eux, et ceux qui pratiquent la chasse photographique ou fabriquent des documentaires animaliers, font en général preuve d’une immense discrétion et d’une non moins immense patience — à moins de tomber nez à nez, et au hasard d’une balade, sur un animal sauvage (mais on est forcément pris au dépourvu, et, à peine on s’est saisi de son appareil photographique, l’animal est souvent déjà loin). On peut à la limite signaler des cas particulier où les observateurs se déplacent en masse et perturbent les animaux (lors de regroupements d’ours auprès des rivières à la saison du saumon par exemple — mais voyez les stratégies intéressantes mises en place par les agents du Parc Katmai en Alaska) — ou, par chez nous, les migrations d’observateurs en lisière des forêts durant la période du brame du cerf — un petit business pour les animateurs “nature” du pays), mais je doute que ces impacts suffisent à justifier la limitation de la chasse photographique en milieu protégé.

Quelle que soit les motifs réels (et peut-être cachés) de cette loi, il n’empêche qu’elle va dans le sens d’une séparation encore plus grande entre les mondes humains et non-humains. J’avais déjà évoqué sur ce blog les visions du futur que portent en germe certaines politiques de la nature. Chez certains Vegan, par exemple, on considérerait d’un bon œil l’idée que les territoires soient divisés en deux parties : une part réservées aux animaux, qu’on «laisserait vivre en paix», dans la mesure où ils seraient protégés de la calamité humaine, et une part totalement anthropisée, d’où les animaux seraient absents. Les (pré)visions d’un géographe comme Jacques Lévy, qui, partant du fait que les campagnes sont désormais quasiment dépeuplées, et représentent un coût injuste pour les zones urbanisées, dessinent un tableau pour l’avenir dans lequel le territoire serait clivé entre zones habitées par les humains (des territoires fortement urbanisés) et des zones de nature préservée (qu’il considère alors comme les poumons verts des villes) ou dédiées à l’exploitation des ressources forestières et minières, et à l’agriculture intensive. Le projet de parc naturel « acheté » par Douglas Tomkins (ex-PDG de The North face) en Patagonie va également sans ce sens : pour protéger l’environnement, on interdit l’accès aux visiteurs humains, y compris aux autochtones. La philosophie de la Wilderness, et certains courants inspirés de la deep ecology prônent également l’établissement de frontières nettes entre les mondes humains et les mondes non-humains. On parquerait alors les humains dans les villes et les animaux dans des espaces naturels protégés. Seuls seraient autorisés à visiter les espaces sauvages quelques experts assermentés (ou suffisamment aisés pour être en mesure de payer un permis de chasse, photographique ou pas, voire, pourquoi pas, un permis de randonnée — ce qui ne manquera pas de poser des problèmes de justice environnementale !). Il me semble que ces logiques, poussées à bout, et qui sait ce que l’avenir nous réserve, risquent de produire un monde qui ressemblera fortement à celui de Green Solyet (Soleil Vert), un monde où les relations entre les humains et les animaux, sauvages ou pas d’ailleurs, auront été réduites à peu de choses : quasiment plus de rencontres inopinées ni d’observations de terrain — on imagine fort bien, et c’est déjà ce que vivent bien des habitants des villes, que la seule expérience du « sauvage » se déroulera via des écrans, des films documentaires, des clichés réalisés par des photographes assermentés, etc.

Bref, ce genre de radicalisation de la conception de la protection du “sauvage”, part d’un bon sentiment, mais elle pourrait aussi se retourner en son contraire : en clivant de la sorte la nature et la culture (réalisant “géographiquement” si l’on peut dire le projet de la modernité (je pense aux ouvrages de Bruno Latour : Nous n’avons jamais été modernes et Politiques de la nature)), ce clivage accentuerait de manière tout aussi radicale l’ignorance croissante des êtres humains urbanisés vis-à-vis des êtres non-humains — question qui me semble préoccupante, car, se priver de ce savoir, et de l’expérience directe, de terrain, de la relation avec les environnements peu anthropisés, c’est du même coup appauvrir le monde humain — ses savoirs, son imaginaire, son expérience etc.

Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de citer les objections faites à ce projet par le blog Wild Fire Today.

Like the article says, the lines between reporters and an individual with an iPhone are blurry these days. What if a hiker sees something shocking about how the Forest Service is managing a wilderness area and submits a photo to a newspaper which then publishes it? Could they be breaking the law if they don’t buy a permit to take the photo? Does this give the USFS too much power to control what the public knows about how their lands are being managed?  It will be up to the local Forest Supervisor to decide on a case by case basis if the permit should be issued.

Et leur conclusion :

Are we going to have to edit the age old advice of, “Take only photos; leave only footprints”, adding an asterisk:

*However, if you are a “reporter” in a U.S. Forest Service wilderness area be sure to apply for and, if approved, buy a permit costing up to $1,500 to take a photograph.

SOURCES : Wildfiretoday.com : “Forest Service’s new rule restricts photography in wilderness areas”

Le texte du projet de loi de l’US Forrest Service

Un article du quotidien The Oregonian (État concerné au premier chef par ce projet)

Contrairement à ce qui se passe chez nous (je pense aux malheureuses trois semaines de consultations publiques autorisées suites à l’annonce de la délivrance de permis d’exploration minière dans plusieurs régions de France), la consultation nationale est ouverte jusqu’à fin décembre : nul doute que les débats seront passionnants (je m’efforcerai d’en rendre compte).