Un aveu

Je suppose que c’est arrivé à certains d’entre vous. Cela fait des mois, et mêmes des années, vous lisez de moins en moins de littérature, la plupart des romans et des récits vous tombent des mains au bout de deux pages, et vous avez beau vous efforcer, vous ne pouvez aller au bout que de de très rares ouvrages, ne dépassant pas une centaine de pages, et encore. Par amour, vous essayez de lire les livres de vos amis, et comme il se trouve qu’en plus d’être vos amis, ce sont aussi des écrivains passionnants, vous arrivez tout de même au bout, en vous en voulant un peu car lire vous procure désormais une peine quasiment physique.

Je dois admettre que depuis cinq ou six ans, je ne lis quasiment plus de littérature – et je peux vous assurer qu’autrefois, avant, j’ai beaucoup lu. J’ai cru un moment que c’était à cause de mes problèmes de vue. J’en étais rendu au point où je devais tendre les bras de manière à mettre entre la page et mes yeux plus de 50 centimètres pour être en mesure de lever le flou tenace qui dansait autour de chaque ligne. J’ai acheté des lunettes de lecture, puis une liseuse électronique. Le fait est que la vision n’est pas le problème. Sur ma liseuse je dévore allègrement des volumes entiers savants et érudits, en anglais le plus souvent (étrangement, depuis un an ou deux je ne lis presque plus de livres en Français, ce qui en dit long sur ma relation ambivalente à la langue maternelle), mais quasiment jamais de littérature.

Quand je jouais de la musique, il est arrivé un moment où je ne pouvais plus aller à un concert. Je préférais tellement être sur scène. Peut-être m’arrive-t-il quelque chose de semblable : depuis que je me suis mis à écrire sérieusement, j’ai de la peine à lire les livres des autres. Mais je me plonge avec délice dans ma « documentation », ces essais universitaires dénués de toute poésie, s’abstenant avec rigueur de toute ambition littéraire : dès qu’un essai se veut « aussi », par malheur, littéraire, en plus d’être savant, je le lâche d’emblée. Je crois que je n’ai jamais été sensible à l’esthétique occidentale, cette manière de confondre le beau et le bien. Je reste avant tout un moraliste.

Je me disais aussi, après avoir lu William Gaddis – je livre ce nom en pâture parce que je crois qu’il représente une sorte de terminus littéraire, mais j’aurais pu citer pour d’autres raisons Köfler et beaucoup d’autres écrivains allemands et autrichiens, ou bien Gadda, ou bien Pynchon – tout le reste me paraît comment dire « venir après la bataille ». Je trouve ces écrivains beaucoup plus intelligents et lucides concernant le but de leur travail que ceux d’aujourd’hui. Tragiquement lucides sans doute (surtout les écrivains de langue allemande des années 50/70). Je crois que les problématiques qui les animaient, qui les amenaient délibérément à mettre en crise la littérature, au nom de la mémoire et du mensonge pour le dire vite, ces problématiques sont complètement passées de mode. Les lecteurs d’aujourd’hui sont devenus tellement stupides qu’ils se demandent gravement si Thomas Berhnard a dit la vérité dans ses textes autobiographiques ou si Alexander Kluge et Hans Markus Enzensberger sont des écrivains ou des journalistes.

Moi je crois que la fin de ce monde, le monde littéraire en tous cas, est proche, d’autres mondes aussi, et que la seule question qui vaille pour un écrivain un tant soit peu sensé, c’est de se demander pourquoi continuer, quel sens donner à cette tâche ? La quasi-totalité des écrivains d’aujourd’hui ne se pose aucune question existentielle, ils sont comme ces scientifiques qui n’ont jamais pris la peine de lire le moindre article d’épistémologie. Ils n’ont aucun recul sur leur travail. Ils vivent dans un monde qui les couve et qui leur fournit le couvert et le dessert. Quel que soit leur talent, et je ne nie pas qu’il y en ait à revendre, du talent, ils demeurent dans leur caverne et ne s’adressent qu’à des ombres qu’ils croient réelles. Quand j’écris, je pense toujours au suicide. J’écris toujours dans l’horizon d’une mort possible. Si vous lisez Köfler ou Hildesheimer, vous verrez de quoi je parle (et mon livre, Un Débarras, est écrit je crois à moitié dans la mort, c’est un livre de mort vivant en quelque sorte). Quand vous dites une chose pareille aujourd’hui, on vous regarde avec des yeux ronds, puis on se détourne : on a presque honte pour vous. Comme me disait cet imbécile de cardiologue l’autre jour : « vous devriez vous laisser aider. ». Prendre un cachet.

Comme ces philosophes antiques, dont on reconnaissait la valeur moins au contenu de leur enseignement qu’à la manière dont ils s’efforçaient d’exister en ce bas monde.

C’est ici que je dois faire un autre aveu, qui vous sera peut-être moins familier. C’est que je n’aime pas tant que ça la littérature. Ou plutôt, que je ne l’aime pas en tant que telle. Je n’aime que la littérature qui se donne pour tâche, comme disait Werner Köfler, de lutter contre la réalité : « L’art doit détruire la réalité ». J’aime les textes qui ne prennent par les lecteurs pour des imbéciles, qui les amènent à se demander pourquoi ils lisent et à quoi peut bien servir la littérature. Je déteste la fiction et je déteste le vécu. Les histoires ne m’intéressent absolument pas : les lecteurs crédules qui s’en repaissent et n’aiment pas bien les écrivains « difficiles » me font bailler d’ennui. J’ai toujours préféré vivre des trucs que les lire. Les meilleurs textes que j’ai écrits se situent sur la ligne de partage des eaux. Il existe deux sources à un sommet de la montagne de Margeride, un endroit où j’allais souvent naguère : l’une engendre un ruisseau qui s’en va grossir les eaux du bassin de la Loire, et l’autre, à une petite centaine de mètres, entourée d’un bosquet de saules verdâtres, laisse échapper comme par mégarde un autre ruisseau qui va de son côté plonger dans le bassin de la Garonne. Mon ami Vincent Dutois a décrit les sources mille fois mieux que je ne saurais le faire, et je vous renvoie toute affaire cessante à son Sèvre, eaux fortes. Mon travail littéraire consiste à me tenir entre ces deux sources, et essayer de creuser un petit canal pour relier les deux.

Moins poétiquement, peut-être dire que mon travail se situe entre la farce et la tragédie (ou plutôt tient à la fois de l’une et l’autre) : First as tragedy, then as farce.

J.L. Austin, l’auteur de quelques opuscules philosophiques géniaux au détour des années 60 répondait à qui lui demandait pourquoi il publiait si peu : « il y a bien assez de livres comme ça ».

J’ai beaucoup pensé ces derniers temps à ne plus courir après la « publication », peut-être même tout bonnement à cesser d’écrire. J’ai pensé à Hildesheimer qui a arrêté d’écrire au début des années 80. Il s’est contenté de publier des collages assez moches et des histoires pour enfants. Ce serait un soulagement sans doute, une libération. Je suis persuadé que beaucoup d’écrivains qui demeureront à jamais inconnus n’ont jamais cessé d’écrire – et, comme dirait Vila-Matas, des écrivains sans œuvre, des écrivains du refus.

J’ai toujours été fasciné par la négation. Je crois vraiment que l’être s’extirpe péniblement du non-être, de l’ineffable comme disait Damascius, et que ce que nous appelons être n’est qu’une manifestation précaire et incertaine, dont la tenue ne vaut qu’à mesure du crédit qu’on lui accorde – et le but d’un monde littéraire, parmi bien d’autres mondes, est de faire accroire qu’il y a là quelque chose de certain, de durable, d’important.

Köfler disait aussi : « écrire, c’est marcher en montagne dans sa tête ». C’est je crois ce que je fais. Et je vais même plus loin et je pourrais écrire : « marcher, c’est écrire en montagne dans sa tête. » (la grande possibilité du marcheur en montagne, sa grande tentation, c’est de ne plus jamais redescendre).