Rêveries en songeant à Rousseau et Thoreau

Songe à Rousseau et à Thoreau, sur lesquels je travaille en ce moment. Ce qui les rapproche et ce qui les distingue. Tous deux d’extraction populaire (et là, évidemment, je pense aussi à mon propre cas) et condamnés en raison de leur condition économique toujours précaire – très variable dans le cas de Rousseau, selon qu’on lui accordait l’hospitalité ou non -, contraints d’exercer des emplois alimentaires. Tous deux viscéralement attachés à se bâtir une indépendance d’esprit, voire de corps dans le cas de l’arpenteur de la Nouvelle-Angleterre, et, malgré leur renommée – et bientôt, en raison de celle-ci -, obéiront jusqu’au bout à cette exigence de liberté intérieure – ce qui leur valut des fortunes diverses, moqueries sans doute dans le cas de Toreau, considéré par une partie de ses concitoyens comme un excentrique, par une autre comme un agitateur, mais c’est peu de choses à côté de ce qu’eut à subir Rousseau, dont on brûla les livres, lapida la maison de Môtiers, et s’il souffrit assurément d’un sentiment de persécution généralisée, allant jusqu’à la décompensation paranoïaque (l’épisode du chien danois), nul ne peut douter qu’il fut bel et bien persécuté. Tous deux, avant tout, moralistes (et radicaux en ce domaine, pour le meilleur et pour le pire).

Où en étais-je ? Ha oui ! Une condamnation commune de la société des hommes de leur temps, tissée d’hypocrisie et traversée par les jeux pervers de l’amour-propre selon le genevois errant, adonnée à la médiocrité que suscite une vie réglée par le mercantilisme pour l’homme des bois de Concord (et, une horreur presque physique de la propriété privée – mon dieu comme je me reconnais là ! – chez l’américain, qui fait écho aux théories du Second Discours, mais, mieux encore, pointe nettement du côté d’un Proudhon, son contemporain outre-Atlantique – sauf que chez Thoreau, la condamnation est morale et non pas “sociale” &c.) – à l’amour de soi chez Rousseau répond l’idéal d’autosuffisance pensé et expérimenté par Thoreau (pas seulement à Walden).

Tous deux solitaires, forcément solitaires, sinon dans les faits du moins en esprit : Thoreau célibataire de la nature comme l’écrit joliment un de ses biographes français, bien qu”il eût des amis (et ceux de sa maison qu’il aimait beaucoup), et Rousseau, de manière plus dramatique, toujours, si prompt à transformer un ami en ennemi qu’il ne put compter au final que sur ses compagnes (au premier rang desquelles Françoise-Louise de Warens et Thérèse Levasseur évidemment).  Puis, et là je m’avance un peu sur un terrain plus marécageux, plus personnel aussi, les rives du Miodet m’inspirant sans doute,  tous deux écrivant pour s’inventer un destin  -et se donner un monde. Car l’esprit révolutionnaire, qu rejette le confort du conformisme et de ce monde que tisse les relations entre les hommes et les lois (écrites et non écrites) qui les gouvernent, se retrouve marcher (et il s’agit bien pour tous deux avant tout de marcher, littéralement) sur un sol instable : en écrivant, Rousseau comme Thoreau invente une manière d’être au monde, et, mieux encore, et de manière plus angoissante, sont forcés de se donner un monde – et pour les deux, une forme de religiosité – ce qu’ils appellent la nature, certes en un sens fort différent, mais une nature dont les dieux ne seraient plus absents, et chez Thoreau, on sent pointer l’ombre d’une cosmologie antique, indienne autant que grecque, depuis fort longtemps disparue. Bref, tous deux parfaitement modernes et en même temps anti-modernes, ou, pour mieux dire, pas dupes du tout de la modernité – les lumières pour Rousseau et le siècle des sciences et de l’industrie pour Thoreau.

&c.

Ha comme il leur aura fallu lutter contre la tentation de regagner le confort du “droit chemin” – et, au risque de paraître prétentieux, comme encore aujourd’hui je dois lutter : lisez dans cette perspective les Confessions et les Rêveries de Jean-Jacques et le Journal d’Henry David. Se rappeler encore et toujours les raisons qui motivent leurs destinées singulières, leur donner sens – quand personne évidemment ne saurait les comprendre. L’individualisme et le narcissime dont j’entends qu’on leur faire parfois grief doivent être amendés par la difficulté de la tâche à laquelle ils consacrèrent leur vie. Il faudra écrire beaucoup pour ne pas devenir fou, puisque les autres ne sont d’aucun secours pour vous assurer d’un monde. Thoreau sera sauvé par les prés et les bois, les montagnes et les marais, et tous ces non-humains qu’il élèvera à la noblesse. Rousseau manquera de tel secours – se contenant d’un herbier – mais cherchera la paix jusqu’à la fin, la trouvant rarement – sur l’île Saint-Pierre, durant ces deux mois qu’il souhaitait voire durer l’éternité.

Il faut dire qu’un sentiment crucial dominera la vie sociale de Rousseau : c’est la honte. (Rousseau est, en ce sens, précurseur de ce qui sera un trait de l’homme occidental contemporain lisez Pierre-Henri Castel à ce sujet qui fait un sort à un bien curieux texte de Jean-Jacques). Alors qu’il est tout à fait absent chez Thoreau (un bel exemple dans le Journal est l’absence de remords, de regrets, et de honte qu’il éprouve après avoir brûlé accidentellement un arpent de forêt).

Autre différence majeure entre nos deux “naturalistes” : Rousseau, dans la septième promenade, dont la lecture est délicieuse et drôle, explique pourquoi ses observations des milieux naturels se limitent à la botanique (et, admet-il, il n’est pas un expert en ce domaine – Thoreau, qui était lui, un expert, ne cessera de se plaindre de la médiocrité des descriptions scientifiques : tous deux sont avant tout des poètes, bien qu’également des observateurs attentionnés). Il méprise la géologie et l’étude des minéraux (toujours relatifs à l’exploitation des ressources en vue de l’industrie, donc non désintéressés, et renvoyant à l’insoutenable travail dans les mines et les hauts-fourneaux – on croirait lire Germinal !), n’a pas les moyens de se payer le matériel nécessaire à l’observation des astres, et n’a pas le goût de disséquer les animaux (l’étude des corps animaux ne saurait se dérouler que dans les salles fermées d’anatomie – on est au XVIIIè siècle) et de toutes façons pas la vigueur physique pour leur courir après et les attraper ! Thoreau de son côté, ne dédaigne aucun être non-humain : et ses descriptions des mondes animaux notamment, sont de premier ordre. J’aime d’ailleurs à la considérer comme un des inventeurs de l’éthologie – observer les animaux dans leur environnement propre, et on voit d’ailleurs comment il cesse sur la fin de sa vie d’envoyer des “specimen” à Harvard (où travaillait Louis Agassiz, le grand zoologue suisse qui refusa obstinément d’accepter la théorie de darwin).

Bon. Il y aurait de quoi écrire un livre n’est-ce pas ? Mais j’en ai d’autres sur le feu, et d’autres l’écriront, ou l’ont déjà écrit (et je ne les ai pas lus) mieux que moi.