le problème de la juste rémunération des artistes sous licence libre

Que les auteurs sous licence libre revendiquent une rémunération, voilà le problème à mon avis : en effet, un des critères les plus consensuels, d’une fermeté à mon avis largement épouvée, pour déterminer ce qu’est une licence libre ou pas (ce qu’ont en partage aussi bien les licences creative commons, la licence Art Libre et in fine, la free music licence de monsieur Ramudrala), c’est que l’artiste consent a priori à la libre circulation de son œuvre. Là où le droit français dit que, par défaut, en l’absence de consentement explicite de l’auteur, tout usage de l’œuvre consitue un délit (excepté dans certaines conditions drastiques et ambigües), l’auteur qui choisit les licences libres consent à ce que la circulation de l’œuve puisse se déployer sans que sa volonté l’empêche. Du coup, et c’est là que ça nous intéresse dans le cadre de cet exposé, il fait évidemment le sacrifice des revenus qu’il aurait pu percevoir en échange de cette circulation. C’est pourquoi il ne lui est pas possible de s’inscrire à une société de geston collective des droits d’auteur, style SACEM, parce qu’une telle inscription serait contradictoire avec l’engagement qu’il a pris en choisissant une licence libre. La Sacem fait son métier qui est de capter autant de revenus possibles le long du chemin qu’une œuvre parcourt en circulant dans les vastes mondes de la musique. L’auteur sous licence libre choisit de libérer cette circulation, et il choisit donc de renoncer aux revenus qu’il aurait pu capter en ne choisissant pas ce type de licence.

Alors, si ce dernier paragraphe énonce bien une vérité indubitable, on se demande ce que vient faire cette histoire de rémunération des auteurs sous licence libre ! On renoncerait à quelque chose, et puis on trouverait injuste de ne pas bénéficier des avantages qu’on aurait eu si on n’avait pas renoncé à cette chose ? Voilà qui confine à l’absurdité la plus totale. Là encore, je ne veux pas croire que c’est ce que les membres de libre accès ont en tête, car je les crois sincèrement liés comme chacun de nous, à part peut-ête les délirants (pour qui j’ai néanmoins la plus grande sympathie, tant qu’ils ne se mèlent pas de politique), au principe de non-contradiction.

Nous revoilà une fois encore devant cette formule étrange, qui je l’espère, a déjà perdu son caractère d’évidence, cette allure de “ce qui va de soi”. Essayons encore toutefois de sauver le phénomène. Les artistes sous licence libre ont renoncé à leurs droits d’auteur “classiques” (du genre que la SACEM excelle à percevoir), et comme le dit Ram Samudrala, ça ne les empêche pas de toucher d’autres revenus en rapport avec leur art, par exemple en jouant en concert, en vendant des trucs (je dis des “trucs” parce qu’il semblerait que ce ne soit plus vraiment à la mode d’acheter des disques). Les artistes qui ont ajouté à leur licence libre une clause non-commerciale, peuvent en plus percevoir de l’argent dans, le cadre de contrat d’exploitation commerciale de leur œuvre, comme n’importe quel artiste. Alors, de quoi se plaint-on ? Je propose plusieurs hypothèses, mais qui me semblent tellement faibles et relevant de particularisme, que je doute qu’elles constituent ne serait-ce que l’approche de la solution à notre incompréhension :

1° Peut-être cette revendication nouvelle d’une juste rémunération est-elle liée à la crise du marché des supports. C’est sans doute vrai pour la musique (on ne vend presque plus de disques, et tant mieux j’ai envie de dire, ça fait de la place). Mais ce n’est pas le cas par exemple pour le livre. Et dans le cas des arts plastiques ou numériques, on voit mal où se situerait la crise du marché du support. Quoiqu’il en soit, si telle était la raison des auteurs revendiquant une rémunération, on voit mal en quoi cette raison relève d’une injustice. Il existe bien des métiers et des objets qui, au gré des changements technologiques, ont été amenés à disparaître. On voit mal en quoi il est injuste qu’il n’existe presque plus de Maréchal-Ferrant (quoiqu’il en subsiste quelques uns) ou d’allumeurs de reverbères, pour prendre un exemple fameux.

2° Peut-être cette revendication n’est en réalité le fait que des utilisateurs de licence autorisant la commercialisation sans consentement des auteurs, style licence CC BY ou Art Libre. Si c’est le cas, j’ai envie de dire, messieurs, faudrait savoir ce que vous voulez ! Changez de licence !

3° Peut-être n’est-ce au fond qu’un effet de mode, étant donné que le thème de la rémunération passe désormais au journal de 20 h depuis que les débats DADSVI et HADOPI sont devenus l’objet d’un intérêt national. On parle de rémunération parce que tout le monde parle de rémunération. Bref, nos amis de libre accès seraient pris dans les filets du discours de l’autre, et dans ce cas, on ne saurait trop les encourager à travailler à la fabrication de leurs propres vocabulaires, à la production de leurs propres analyses, et à envisager des problématiques qui soient les leurs, et pas celle de leur voisin, ennemi déclaré qui plus est (les sociétés de gestion des droits d’auteur, le ministère de la culture, l’industrie du divertissement etc.).

4° Ou bien, serait-ce par pur opportunisme ? Se dessine en effet l’esquisse d’un futur qui verrait chaque internaute dans l’obligation de verser une dîme en vue de soutenir l’art et la culture (et ceux qui en vivent ou pas, ceux qui la font et tant qu’à faire, ceux qui en parlent). Le calcul, machiavélique serait le suivant : si par hasard les politiques adoptaient le principe d’une contribution versée par tout internaute, somme forcément astronomique destinée à être redistribués aux artistes (en proportion de leur succès, et de leur popularité), ça va faire un sacré gâteau. Et, il ne faudrait pas laisser ce gâteau s’écouler dans les bouches avides des artistes qui n’ont pas choisi les licences libres : les artistes sous licence libre voudraient eux aussi leur part. Bon. Supposons une licence globale, ou une contribution créative (je sais ce n’est paraît-il pas la même chose, mais jamais personne n’a été fichu de m’expliquer clairement la différence) ou la dernière version de ce truc, le mécénat global (en fait un “don obligatoire”). Soyons clair, quel que soit le nom qu’on lui donne, il s’agit quand même de demander aux mélomanes internautes (et éventuellement aux autres, ça dépend des versions) de financer un fonds spécial pour améliorer la rémunération des artistes (je passe sur les problèmes de redistribution, j’ai dit tout le mal que je pensais de ces systèmes ailleurs). Je ferais remarquer qu’il existe déjà une taxe sur la copie privée, et que nos impôts contribuent au fonctionnement du ministère de la culture, et donc aux subventions qui sont versées à quelques artistes. Bon. Prolongeons le raisonnement : parce que “les revenus des artistes auraient” soi-disant “baissé suite à cause d’internet” (cette espèce d’opinion qui n’a jamais été prouvée, et ne le sera jamais dans la mesure évidemment où elle n’est vraie que pour quelques anciens gros vendeurs de disques en fin de carrière, et encore), alors il faudrait compenser la perte supposée de revenus en créant à tout prix une nouvelle source de revenus etc. Moi je veux bien : mais quid des licences libres dans cette histoire ? Si les artistes veulent toucher des droits d’auteur en compensation de la jouissance qu’en tirent ceux qui les écoutent ou les lisent ou les contemplent, mais qu’ils s’inscrivent dans les sociétés de gestion collecive existante, qu’ils militent avec les membres de la sacem pour une licence globale ou une contribution créative !

Quand libre accès milite “au nom des artistes sous licence libre” pour une solution de rémunération (juste ou pas) ils donnent une image de l’artiste qui va tout à fait contre celle que j’ai voulu donner en choisissant ces licences il y a maintenant 8 ans. Et je suis loin d’être le seul à penser ainsi. S’il vous plaît, messieurs de libre accès (car on n’y entend surtout de messieurs), vous ferez bien ce que vous voulez, mais par pitié, gardez vous de parler au nom des artistes sous licence libre. Il y en a plein qui n’ont surtout pas envie de passer pour des plaintifs, des grapilleurs de brouzouf, des avides et des geignards. On est un paquet à se débrouiller fort bien comme ça et on ne voudrait pas que nos auditeurs, nos lecteurs et nos contemplateurs aient le sentiment de payer pour jouir de notre travail.

Alors on va me dire encore : “Mais dana, tu causes, on comprend bien tes objections, mais c’est toujours pareil avec les intellos, ça cause mais ça ne bouge pas le petit doigt. Alors ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Qu’est-ce que tu proposes ?”

hé bien, je crois qu’il y a des tas de choses intéressantes à faire : de la musique par exemple, ou de la littérature, ou bien des installations plastiques ou numériques, faire de la politique, soutenir les sans-papier, militer pour un revenu minimum universel ou bien aller se promener, prendre un peu d’air frais. Mais surtout éviter d’entretenir cet espoir qu’un jour grâce au libre, en tant que représentants ou artistes du libre, vous pourriez avoir une meilleure rémunération, ou décrocher un job en tant qu’expert, ou porte-parole de la cause.

texte sous licence :
IANG

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