Le printemps de l’anarchie

Avril 2017. J’ai imprimé pour relecture mon dernier pavé (500 pages bien tassées) et comme la littérature ne remplira certainement pas mon réfrigérateur, ni ne paiera les factures qui reviennent inlassablement hanter les jours et les nuits, j’ai du me résoudre à accepter un peu de travail supplémentaire. Quelques piges au journal local, de vacations à l’agence postale du village. Il y a pire, mais ça déprime quand même un peu. Un demi-siècle d’affairement (très relatif) au compteur, une bonne dizaine de milliers de pages noircies durant tout ce temps, dès lors que j’ai su aligner trois mots, et la reconnaissance dont je bénéficie en tant qu’écrivain avoisine le néant. Ce qui ne m’empêche en rien qu’émergent avec insistance une foultitude de nouveaux projets, et, l’été approchant, j’imagine qu’à l’instar des étés précédents, celui-là aussi sera propice à l’écriture.

 

En attendant que d’éventuels clients se présentent devant le guichet, je potasse quelques textes d’auteurs anarchistes. C’est légèrement subversif dans le contexte où je me trouve, et je suppose qu’il est possible que la seule mention du mot libertaire suffit à éveiller l’attention d’invisibles contrôleurs du web : le pouvoir, quel qu’il soit, a toujours réservé aux anarchistes un sort privilégié, arrestations pour un oui ou pour un non, purge, expulsions et, bien souvent, exécutions plus ou moins sommaires – suffit de lui en fournir l’occasion. C’est on ne peut plus logique dans la mesure où l’anarchiste est d’abord et avant tout l’adversaire du pouvoir. Non pas qu’il considère les tenants actuels  du pouvoir comme illégitimes, non, ça c’est ce que l’opinion publique pense en ce moment par exemple, ce pourquoi elle se précipite avec plus ou moins d’entrain aux urnes pour abandonner à nouveau le pouvoir à un autre, et même, ce pourquoi en général on s’abstient, pour la mauvaise raison qu’on ne juge personne assez digne pour occuper la place de chef. L’anarchiste, lui, refuse tout bonnement de déléguer de manière absolue son propre pouvoir à un autre quel qu’il fut, pas plus au dirigeant de l’état qu’au chefaillon qui le presse d’exécuter ses ordres à son travail. Si, au sein d’un groupe, les nécessités de l’organisation requiert un certain partage des tâches, il n’est question que de déléguer provisoirement une part de sa liberté et si quelques personnalités charismatiques ou quelques auteurs intéressants font l’objet d’une reconnaissance affirmée, et constituent des références pour la pensée ou l’action, cette reconnaissance est ou devrait toujours, en toute logique, se manifester de manière suffisamment réservée pour éviter l’écueil du dogmatisme ou de l’adulation aveuglée.

 

De cette méfiance spontanée envers toute instance de pouvoir découlent la suite des tous les thèmes qui préoccupent l’anarchiste, à commencer par les inégalités économiques. La plupart des mouvements de gauche se soucient avec plus ou moins de sincérité des inégalités économiques, mais se contentent le plus souvent d’y opposer des mesures de rééquilibrage ad hoc. Les socio-démocrates non seulement de remettent jamais en question la distribution actuelle du pouvoir et de la propriété, mais s’efforcent de rendre l’iniquité plus ou moins supportable en accordant aux plus défavorisés une aumône (qu’ils conditionnent à des devoirs qualifiés de civiques et donc à une soumission au pouvoir infiniment plus radicale que ce qui, dans le même temps, est demandée aux plus riches). Les socialistes et les communistes ont bien pour objectif de réduire ces inégalités, mais c’est au prix d’un renforcement du pouvoir de l’état et des hiérarchies bureaucratiques. Les anarchistes ne sont pas d’illusion concernant l’état et certains d’entre eux avaient prévu qu’ à une dictature du prolétariat ne manquerait pas de succéder une nouvelle classe avide de pouvoir et jouissant de nouveaux privilèges. La différence essentielle entre les mouvements de gauche, y compris révolutionnaires, et l’anarchie, demeure encore cette question du pouvoir.

 

Voici pourquoi les possédants, bourgeois et grands bourgeois, obtenant toujours et immanquablement le soutien de l’état, qu’il soit républicain ou fasciste, craignent par dessus-tout le mouvement anarchiste, et n’hésitent pas à faire donner les troupes quand les idées anarchistes commencent à gagner les esprits des masses. Ils ne craignent pas autant les terroristes islamistes par exemple, et encore moins les organisations fascistes ou inspirées du fascisme. Si l’histoire des siècles précédents a bien montré une chose, c’est la parfaite adéquation du capitalisme et des régimes fascistes. La raison de cette adéquation est au cœur de la critique anarchiste du capitalisme : le capitalisme repose en définitive sur l’accaparement, l’expropriation, le vol, l’esclavage, le meurtre de masse, la guerre, la manipulation des masses et l’entretien de la misère : c’est vrai historiquement, et la plupart des grandes fortunes et des groupes capitalistes, aussi bien que la richesse des états, se sont bâtis sur ces exactions répétées et perpétrées de manière massive, et c’est toujours aussi vrai de nos jours, et la course au profit, aggravé de l’avidité irrépressible du néo-capitalisme financier, sévit partout dans le monde sous ses formes classiques rappelées plus haut. La violence d’état, portée à son paroxysme dans le fascisme, n’est donc en rien contraire au déploiement du capitalisme, au contraire : un pouvoir absolu constitue le terreau le plus fertile pour imposer aux peuples et aux êtres non-humains une forme d’esclavage qui demeure le meilleur moyen, sans meilleur que la spoliation brute, pour accroître sa fortune. La social-démocratie, tout en tolérant une opposition qui lui ressemble et une certaine liberté d’opinion, tout en concédant quelques symboles de liberté, n’en promeut pas moins, en diffusant une propagande sans réserve pour le travail salarié ou la libre entreprise, en vantant les vertus de l’obéissance sous le couvert de la citoyenneté, en offrant au peuple des flux continus de plaisirs diffus et de divertissements débilitants, flux dans lequel elle espère que la contestation finira par se noyer, la social-démocratie donc, n’en continue pas moins d’entretenir avec zèle un système profondément inégalitaire, et même de renforcer les positions acquises par quelques-uns tout en freinant la possibilité des autres à accéder au pouvoir ou à améliorer leurs conditions. Bref, la social-démocratie est typiquement un jeu de dupes, dont les nantis sont les joueurs et la masse fournit les pions. Ce pourquoi un anarchiste ne vote pas en général, peu disposé à participer à cette mascarade qui tient à l’abandon de sa souveraineté propre (le contrat social étant donc un jeu de dupes), sauf cas exceptionnels : l’arrivée possible d’un mouvement révolutionnaire hostile au capitalisme (par exemple le Front Populaire en Espagne, ne coalition de gauche, fut porté au pouvoir en grande partie grâce aux partisans anarchistes, il est vrai fort influent à l’époque – le retour de bâton fut rude, notamment les purges au sein de la République opérées par les staliniens contre les anarchistes, avant même que s’exerce la tyrannie de Franco) ou la menace d’une accession fasciste au pouvoir.