Jour pluvieux, hiver raté, l’année va être longue

32918407085_aa2b15fbb3_zJ’ai attendu l’hiver, depuis cet été, et même, je crois bien qu’en juin dernier, je m’en languissais déjà, et l’hiver est venu, mais n’a pas duré plus de quelques jours, c’est un hiver des plus brefs, un hiver «pourri» comme on en voit parfois, j’ai passé des jours entiers à étudier les modèles météorologiques les plus obscurs, guettant le moindre signe favorable au froid et à la neige, et n’ai été récompensé dans le réel que très parcimonieusement, et tandis que les années précédentes, je me vantais d’aller plus souvent à ski qu’à pied, force est d’admettre qu’il n’en a rien été cette année.

Avec ça mon compte en banque est comme d’habitude en berne, je ne sais pas comment ma banquière tolère le fait qu’il n’est pas passé au-dessus de zéro depuis plus d’un an et demi, que je vis à découvert la plupart du temps, depuis que j’ai ouvert un compte bancaire, il y a plus de trente ans.

D’un autre côté, vivre à découvert, je le crains, me va bien. Un emploi salarié durable m’est intolérable, ce pourquoi je n’ai jamais fait carrière, carrière est un mot qui ne me va pas, et comme je n’ai jamais été doué pour le commerce, et, pour le dire tout de go, que je déteste le commerce, qui constitue la plaie majeure de ce bas monde, j’ai toujours été plus ou moins pauvre, j’ai toujours flirté avec la limite de la pauvreté, et c’est amusant finalement : je me plains des températures qui demeurent ostensiblement au-dessus de zéro alors que mon compte bancaire demeure obstinément au-dessous de zéro, et que la limite pluie-neige dépasse largement les sommets de mes montagnes chéries, tandis que je flirte avec le seuil de pauvreté depuis toujours : les choses sont mal faites et je préférerais qu’elles s’inversent.

En marchant sous la pluie avec les chiens au bois des Fraux, sous une température affolante de 9°C en plein mois de février, qui achève de mettre à mal les dernières épaisseurs de neige, déjà !, j’ai pensé à ce livre de William Gaddis, que je tiens pour le livre le plus important de la seconde moitié du siècle dernier, et encore du début du siècle suivant, livre intitulé sobrement J.R. Je marchais et rêvais d’un monde où beaucoup auraient lu J.R., et je me disais que si tel était le cas, en prenant appui sur ce livre, il aurait été possible de renverser le capitalisme, l’économie de marché, de détruire le commerce, le marketing, les agences de publicité, les marchandises et les marchands. Au lieu de ça, peu de gens ont lu J.R., et je soupçonne que parmi ceux qui ont acquis le livre, un grand nombre ne l’a pas lu. Au lieu de ça, les gens s’affolent parce qu’un candidat à la présidentielle est pris la main dans le sac, on s’indigne de la corruption des élus, on espère la probité, l’humilité, la justice, et pendant ce temps, le commerce prospère et les hordes de salariés vont à leur travail de misère, s’appauvrissant gentiment et s’ennuyant atrocement, se consolant en s’abreuvant de divertissements de bas étage, et s’abîmant devant le vide insondable des écrans de smartphone. Pendant ce temps, les élites, elles, n’ont jamais cessé de s’enrichir, même au cœur de la soi-disant crise, tandis que tous les autres non seulement s’appauvrissaient mais contribuaient avec zèle à renflouer les banques et les actionnaires en alimentant les dividendes des nantis. Mais bon, l’autre abruti n’a pas été sage, c’est mal, et on s’en tiendra là – que son programme consacre sans vergogne le triomphe des élites et constitue un bras d’honneur et un doigt dressé envers le peuple, que mille autres nantis s’en mettent plein les fouilles en profitant de notre aveuglement, ça ne traverse pas l’esprit de la plupart des gens, et vogue la galère et vive le capitalisme.

Bref, j’allais sous la pluie. Je marchais dans les dernières neiges. Dans une atmosphère d’automne et de fin du monde et je songeais à J.R. et à mon prochain livre. Les chiens courraient dans les fourrés, ha, sans les chiens je serais déjà crevé pour sûr ! Je dis que la littérature me tient en vie, mais c’est faux, ce qui tient en vie, c’est la vie tout autour, ma compagne et mes chers quadrupèdes. Et la forêt, les chemins, la broussaille, ces burons en ruines, ces traces de chevreuils et ce renard aperçu tout à l’heure. L’année va être longue.