En guise de préambule au texte qui suit, je voudrais prévenir l’éventuel lecteur que les remarques suivantes témoignent de la ma propre compréhension de Bion, et plus précisément encore, de la manière dont je le lis en tant qu’analyste engagé dans la pratique analytique. Il va de soi que je force des traits, hyperbolise, déforme, condense et déplace, dans la mesure où : 1. des nombreux textes de Bion me semblent obscurs 2. ma lecture est soumise à la pression des faits (ce n’est donc pas une lecture érudite détachée des faits, une lecture dans un fauteuil comme on dit, bien que l’activité de l’analyste se déroule en général pour une grande partie dans un fauteuil) 3. il n’existe qu’assez peu de fins connaisseurs de Bion en France, et qu’il ne m’a pas été jusqu’à présent possible d’en suivre l’enseignement (excepté par le biais de quelques livres, ou, durant une seule année, par le séminaire de François Lévy à la Société Freudienne de Psychanalyse).
1. l’analyse des psychoses schizophréniques
Cette introduction et la bibliographie succincte qui la suit ont été composées pour introduire à un séminaire de présentation de l’œuvre de Bion. Ce séminaire s’intéresse essentiellement à la période de production qui s’étend de la fin des années 50 au début des années 70. Elle ne porte donc pas directement sur un ouvrage comme Recherches sur les petits groupes, lequel tend à figurer, du moins en France, l’arbre qui cache la forêt, celui, à l’exception des autres, que tout le monde a lu (on pourrait ajouter maintenant à la liste des livres de Bion qui sont lus les séminaires de « supervision »). Le travail de Bion, à l’époque qui m’intéresse, est consacré à l’analyse de patients psychotiques et borderline : les élaborations conceptuelles répondent aux problématiques posées par ce type de patients, capables d’hallucinations, dont les modalités de participation à la cure sont souvent énigmatiques et désarmantes pour l’analyste. De manière un peu caricaturale mais peut-être suggestive, on peut dire que là où la pensée de Freud est stimulée par l’énigme de l’hystérie, celle de Lacan par la construction paranoïaque, Bion met au travail la schizophrénie (et on pourrait préciser : les manifestations hallucinatoires). La grande difficulté que pose la lecture des textes relève d’une part, du caractère inhabituel du matériel (des faits) produits par les séances avec ces patients — inhabituel dans la mesure où il prend souvent à revers les préconceptions et donc les attentes « habituelles » d’un analyste recevant des patients névrosés —, et, d’autre part, de la manière qu’a Bion de s’articuler analytiquement à de tels patients – les faits qu’il choisit, les modèles qu’il élabore, les interprétations qu’il donne, etc. Vous avez ainsi des pages, notamment dans Transformations ou Cogitations qui semblent condamnées à demeurer tout à fait inintelligibles si on n’a pas été confronté directement aux traitements psychotiques des pensées (par exemple, la transformation par l’hallucinose). Ce dernier point est important : il semble répondre à une question qui mériterait qu’on y réfléchisse, celle de savoir à qui s’adresse Bion quand il écrit.
2. Une pensée pensante
La profusion conceptuelle du texte bionien tend à désorienter le lecteur. Traduit dans les termes de la grille, on ne trouvera rien chez Bion qui soit exposé à la manière d’un « système scientifique déductif » achevé, aucun livre qui expose le bilan, même provisoire, de ses avancées, encore moins de récapitulation ordonnée à usage des analystes (à la manière par exemple d’une synthèse à la Otto Fenichel). Par-delà le cas de Bion, je rappellerai que cette question de l’absence (et donc de la recherche) d’une théorie unifiante, ou pour le dire autrement, le problème de la pluralité des théories et des modèles, caractérise l’histoire de la pensée psychanalytique, et, si on me permet cette extension, de la plupart des sciences contemporaines. D’où l’aspect plus que mouvementé de l’histoire de la psychanalyse, les incessantes controverses, exclusions, scissions, qui la ponctuent. Et le tableau qu’on peut dresser aujourd’hui d’une pluralité non seulement théorique, mais si je puis dire « technique » ou méthodologique — l’ensemble des règles fondamentales dont le respect fonde l’activité psychanalytique en tant que telle, sa différence spécifique pour employer le mot d’Aristote, ce tableau donc tient sa richesse et sa dysharmonie de l’absence d’une théorie unifiante. Au sein même des régions qui composent ce tableau, la diversité reste de mise, parce que ni Lacan, ni Klein, ni Ferenczi, ni Winnicott, et surtout pas Bion, n’ont daigné fournir à leurs disciples et lecteurs le vade mecum qui leur aurait permis de travailler à partir d’un terrain ferme et stable.
Ce qui ne signifie pas :
1° que le dogmatisme soit incompatible avec la psychanalyse. D’une certaine manière il constitue même « ce dont il faut se garder » en la matière.
2° que le rêve d’une théorie unifiante n’ait pas animé l’esprit des chercheurs ou constitué un horizon de motivations. Mais lisez la Métapsychologie : notez comment Freud se sent obligé de rappeler encore et à nouveau la genèse des concepts (les conditions de production pour ainsi dire, et le souci de la méthode) qu’il promeut.
(Je ne suis pas, soit dit en passant, persuadé qu’une théorie unifiante à partir du travail psychanalytique doive forcément ressembler à un psychologie ou à une théorie du « fonctionnement » de l’esprit. Mais laissons cela pour le moment).
Et chez Bion, l’impression d’assister à un work in progress, ou chez Lacan, l’importance de l’enseignement oral, et chez les deux la défiance envers la « poubellication » et la « public-ation ». La reprise et la révision des éléments psychanalytiques par les auteurs constituent la règle de ce type de spéculation : et, parce qu’un nouveau patient se présente, ou une nouvelle séance, le matériau que l’on soumet à l’examen psychanalytique est la source de l’impulsion qui nous oblige à travailler à nouveau les modèles et les concepts dont on dispose. Chaque fait digne d’intérêt se pose d’abord à titre d’hypothèse (et les élaborations et constructions qui s’ensuivent gardent de ce statut initial hypothétique un caractère conjectural — autrement dit, l’objectivité demeure un enjeu, et d’abord un enjeu de méthode, qui se voit par exemple dans le soin qu’on prend à la constitution de séries ou de modèles). Ce dernier point constitue une résistance à la tentation (difficilement répressible) de considérer au contraire d’emblée les faits comme des preuves ou des confirmations. Cette « attitude » souhaitable dans l’analyse peut à mon avis être applicable à titre d’attitude également souhaitable chez les lecteurs de Bion. Patience donc, et apprendre à tolérer de continuer à penser sous la menace du chaos, dans une atmosphère de rivalité explicite ou latente et soumis au registre des conjectures et de l’hypothèse.
Le tryptique bionien ne doit pas être lu comme l’exposé systématique d’une pensée constituée, déjà pensée. Mais les traces d’une re-élaboration incessante des outils de pensée et de la modification délibérément réitérée des perspectives (selon un usage conseillé de la grille) : Bion écrit ses livres en somme comme il préconise d’écouter les patients. Il vaudrait mieux les lire non pas en vue d’acquérir un savoir, mais comme on pratique un exercice prophylactique, propre à favoriser l’apprentissage par expérience (de l’analyste au travail d’abord, et plus si affinité).
« Cet ouvrage n’entend pas avancer de nouvelles théories psychanalytiques, mais formuler une méthode d’approche critique de la pratique psychanalyse. Par analogie avec le travail de l’artiste ou du mathématicien, je propose de définir le travail psychanalytique comme la transformation d’une réalisation (l’expérience psychanalytique réelle) en une interprétation ou en une série d’interprétations. » (Transformations, trad. F. Robert p. 13, c’est moi qui souligne)
Toute une littérature d’obédience bionienne (et même plusieurs « dictionnaires »), notamment en langue anglaise, tente de remettre de l’ordre dans cet apparent chaos. Il me semble que cette entreprise, qui, je dois l’avouer, dépasse souvent les capacités de mon entendement (il me semble parfois qu’on y comprend fort bien ce que je suis incapable de comprendre), résulte avant tout d’une lutte envers les sentiments d’insécurité et de précarité que procure inévitablement la lecture des textes, et par extension, s’inscrit à la fois au registre de la fuite devant le doute et l’incertitude (p.145), et à celui de l’angoisse suscitée par le sentiment de solitude, qu’induisent l’exercice de l’activité analytique :
« L’analyste exerce un métier solitaire, qu’il n’a d’autre compagnon que le patient et que le patient, par définition, est un compagnon peu sûr. » (Second Thoughts, p.156)
C’est ici qu’il faudrait prendre au sérieux (par delà la formule de Donald Meltzer livrée dans un entretien à la Revue belge de psychanalyse (36, 2000) : « Réflexion Faite est un morceau d’auto-dérision féroce, devenu un terrain propice à la création d’un culte ; étant donné son comportement, Bion ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. » ) ce que Bion n’aura de cesse de rappeler explicitement, mais mieux encore de manifester par son attitude invariablement désarmante dans ses séminaires : « Je ne vous demande pas d’être bionien » (cf. les paradoxes soulignés par Jonathan Lear dans Therapeutic Action: An Earnest Plea for Irony (Karnac Books, 2003) au sujet d’une attitude semblable chez Hans Loewald). Ce qu’il écrit sur l’usage de la grille, et le destin déconcertant de cet outil dans les dernières publications, notamment dans ses dernières « interventions » (plutôt qu’ « enseignement ») orales, puisque de la grille il n’est quasiment plus question, confirment qu’utiliser la grille à la manière d’une théorie unifiante, ou même comme une taxonomie figée serait un contre-sens : les éléments de psychanalyse ne sont pas des taxons, mais liés entre eux de manière dynamique comme chez Aristote la puissance et l’acte, la matière et la forme, ou, en langage bionien, comme la préconception et la réalisation, ou le contenant et le contenu (♀♂ ) ou Sp < => D. La grille doit susciter plus de souplesse dans l’analyse, inciter à penser à de nouveaux frais ce qu’on croyait une bonne fois pour toutes inscrit à tel ou tel niveau de l’élaboration, enrichir les constructions, garder en permanence sous les yeux la possibilité que ce que nous croyons être un facteur de croissance risque toujours d’être aussi le moyen de mettre un terme à toute transformation analytique (et relever de la colonne 2). Et surtout, elle replace nos outils dans la perspective de l’usage : on peut faire de ces outils des usages variés et inattendus — comme dans l’atelier de l’artiste moderne et contemporain, au contraire de l’atelier traditionnel, à tel outil n’est plus attaché un usage approprié, constant et figé : l’outil lui-même peut devenir matériau — il faut donc s’attendre à être étonné. Mieux vaut l’investir, cette grille, comme une matrice conceptuelle, un facteur instigateur de croissance et de créativité, ou tout bonnement, mais cela revient au même, comme un moyen de noter les transformations de l’appareil psychique de l’analyste au fil des séances, ou encore comme un outil destiné à améliorer la souplesse et la perspicacité analytiques et dont la finalité serait alors de nous apprendre à regarder au bon endroit. Le livre lui-même, et la théorie des transformations qu’il suggère, peut-être lu, d’une manière qui ne peut que rappeler la finalité de la philosophie de Wittgenstein, comme une thérapie, destinée à « diminuer les infirmités du psychanalyste qui étudie les infirmités similaires chez le patient ». Pour ce qui est de la question du supposé abandon de la grille par le dernier Bion, je vous renverrais à la longue postface géniale de Pierre-Henri Castel aux articles publiés sous le titre La Preuve & autres textes, Articles réunis par Francesca Bion, Postface Pierre-Henri Castel, éd. Ithaque, 2007.
Est-ce à dire que Bion serait le représentant post-moderne de la psychanalyse, délibérément relativiste, pragmatique ? On en tiendrait la preuve par exemple en considérant la manière dont il admet la variabilité des modèles, ou le fait de dégrader de savantes théories à des modèles saisis dans l’immanence de la séance, en les reconduisant donc à un certain usage (indiqués par les colonnes de la grille), ou bien le peu de cas qu’il fait des concepts qu’il emprunte à ses prédécesseurs, sans se sentir obligé d’adopter les théories globales qui sous-tendent ces concepts, ou encore la liberté qu’il prend avec les théories psychanalytiques, philosophiques, scientifiques, les réduisant souvent à des pattern, des motifs, des mythes, les transformant sans vergogne. Il y a chez Bion une positivité de la conjecture, de l’approximation, de la probabilité, qui devrait nous inciter à nous méfier de nos tendances à les rejeter comme rejetons de l’erreur et de la fausseté. Car si nos théories sont marqués au sceau de la conjecture, il faut aussi penser que les réalisations sont des approximations de la théorie (c’est-à-dire : des interprétations, cf. Second Thoughts, p. 134, éd. anglaise) (Ce n’est pas parce que la psychanalyse n’est pas, ou n’est pas encore, une science — et il faudrait là décrire la conception de la science à laquelle on se réfère en disant cela ! — que tout est à jeter ! Mieux vaut une conjecture soigneusement élaborée dans l’expérience et scrupuleusement établie par la méthode, qu’un style pseudo-scientifique appliqué à de soi-disant phénomènes soi-disant observés, ou pas de science du tout).
À l’inverse, devrait-on mettre sur le compte d’un mysticisme suspect l’insistance, notamment dans transformations (et de manière encore plus vive dans Attention and Interpretation), sur “O”, sur le fait que ce à quoi l’analyste a affaire ne manque pas d’être tout à fait réel, bien que nous ne puissions l’atteindre au bout du compte que dans le “devenir” (“être O”, Transformations, p.160), une transformation au sens plein du terme, en devenant O ? Que penser d’un texte comme celui-là :
« Ma théorie semblerait supposer qu’il existe un abîme entre les phénomènes et la chose en soi, et rien de ce que j’ai dit n’est incompatible avec Platon, Kant, Berkeley, Freud et Klein (pour ne nommer que ceux là) qui ont montré combien ils étaient convaincus qu’un voile d’illusion nous sépare de la réalité. Certains croient consciemment que ce voile d’illusion est une protection contre une vérité qui est essentielle à la survie de l’humanité ; le reste d’entre nous le croyons inconsciemment, mais avec non moins de fermeté. Même ceux qui tiennent une telle vue pour erronée et la vérité pour essentielle n’en considèrent pas moins que l’abîme ne peut être comblé, parce que la nature de l’être humain interdit de connaître ce qui se situe au-delà des phénomènes, autrement que par conjecture. Seuls les mystiques doivent être exclus de cette croyance partagée en l’inaccessibilité de de la réalité absolue. Leur incapacité à s’exprimer au moyen du langage ordinaire, de l’art ou de la musique, vient de ce que ces différents modes de communication constituent des transformations, que les transformations traitent des phénomènes et que les phénomènes ne sont traités qu’en étant connus, aimés ou haïs : K, L ou H. » (Transformations, p. 166, trad. F. Robert)
Et c’est là qu’il faut souligner ce qui me semble fondamental dans l’empirisme bionien : certes il prend comme point de départ, en bon philosophe anglophone, une position sceptique « à la Hume », et la question de l’expérience (« Learning from experience »), comme dans toute la tradition philosophique « analytique », constitue un problème en soi, est au premier plan de la réflexion, mais il ne cesse d’affirmer des choses comme : l’angoisse est réelle. L’intuition (intuit, cf. P.H. Castel sur ce point) donne (éventuellement un) accès au réel. L’angoisse si elle n’est pas l’objet d’une perception sensorielle, n’en demeure pas moins une chose réelle. D’où la nécessité de poser d’abord (à titre de préconception initiale) le caractère irréductiblement singulier de l’expérience analytique. Là où un autre dirait « l’inconscient » (comme pour désigner un niveau spécial d’intelligibilité ou de réalité, ou « la chose en soi »), Bion dit “O” (ou « l’infini », cf. Castel à nouveau) — pour le dire encore autrement : il y a un moment (qui sans doute résiste à toute transformation verbale) où les transformations (L, H, K etc.) s’approchent de l’imminence d’être O, où toute autre alternative s’efface devant cette perspective : l’entropie tombe à 1. La tonalité si spéciale de la pensée de Bion me paraît précisément tenir de ce qu’il essaie de penser cette imminence, de se situer autant qu’il est humainement possible (dans le cadre d’une séance ou d’une communication verbale ou de n’importe quelle transformation verbale) dans cet élément de l’imminence d’être O (à l’aube donc, toujours, d’un changement catastrophique). Les modèles topiques tendent à favoriser au contraire un sentiment d’ordre, de rangement, et d’une irénique éternité. D’où ce sentiment que, chez Bion, ce qu’il peut concéder au type de modélisation topique est en permanence bombardé et percé de pensées vivantes, subversives (subvertissant le modèle), porteuses de conflits et annonciatrices de catastrophes.
Bion, de mon point de vue, remet la psychanalyse là où elle devrait être d’abord : du coté de la raison pratique, de « penser-(des pensées)-dans-le-feu-de-l’-action » (si je puis dire) plutôt que de la métapsychologie ou des théories du fonctionnement psychique (voire d’une nouvelle métaphysique de l’inconscient comme on semble le proclamer de nos jours). Du coup, psychologiser Bion, comme s’y emploie certains lecteurs ou praticiens, c’est commettre un contre-sens et rater l’essentiel de son apport.
3. les « descriptions » cliniques
Les patients, omniprésents dans Transformations, sont désignés par A, B ou C. Et nous ignorons s’ils sont grands, petits, leur sexe, s’ils sont mariés ou pas, s’ils ont des enfants, et quel est leur âge, leur condition sociale, etc. L’anamnèse est tout à fait absente des « descriptions » cliniques dans la majeure partie de l’œuvre de Bion, y compris dans les séminaires de supervision.
A « raconte les difficultés qu’il rencontre dans son travail ». Quelques pages plus loin, Bion parle à son sujet de meurtre et de parasitisme. Un autre (évoqué dans Attention and Interpretation) vient de recevoir la visite du laitier. Une forme bizarre finit par émerger : NO ICE CREAM ! En vérité, et pas seulement pour des raisons de confidentialité, A, B et C sont le résultat d’une sorte de synthèse, ou plutôt la condensation d’une série d’observations psychanalytiques : « Pour des raisons de discrétion, les références à un matériel clinique réel seront peu nombreuses et empruntées à différents cas, mais je ne pense pas que cela nuise à l’intérêt de la discussion » (Transformations, p.63). Ce que nous lisons n’a rien de commun avec les inévitables vignettes cliniques qui ponctuent un certain genre de communications psychanalytiques. Dans les commentaires sur ses articles antérieures, publiés à la fin du volume Second Thoughts, Bion fait un sort à ces présentations cliniques :
« La description du dernier paragraphe 19 ou de l’ensemble de 20 [il se réfère ici au texte de 1950 : « The Imaginary Twin »] ne permet pas au lecteur de faire le départ dans mon compte rendu entre ce qui relève d’une intuition directe de ce qui se joue dans la séance et de ce qui relève d’une présentation de faits choisis. L’analyste doit discerner le motif sous-jacent d’une analyse au moyen d’un processus de sélection et de discrimination. Si le compte-rendu consiste en une sélection de faits destinée à montrer la justesse de la sélection originale, il est clair qu’il n’a aucune valeur. La discrimination et la sélection de l’auteur ne constitueront une méthode de représentation légitime que si l’expérience originale est une évolution authentique d’une réalisation analytique, c’est-à-dire le précipité d’une cohérence au moyen d’un « fait choisi ». » (Second Thoughts, p. 149 trad. Robert)
« Bien des erreurs pourraient être évitées si, déjà, les analystes considéraient les soi-disant comptes rendus d’expériences analytiques comme des « modèles » comparables aux modèles des scientifiques. (…) La méthode scientifique de la psychanalyse devrait s’appliquer à ses propres défauts de communication. Cette dernière est ou bien significative mais inappropriée à une expérience non sensorielle ou bien si « abstraite » qu’elle simule mais ne représente pas une expérience non sensorielle. Nous semblons n’avoir d’autre choix qu’entre une inexactitude pittoresque et le jargon. » (Second Thoughts, p. 178, trad. Robert)
Je crois qu’un des aspects désarmants du texte bionien, c’est qu’il constitue une tentative pour communiquer (transformer verbalement pour un autre) une expérience en s’efforçant de faire partager ce qui dans cette expérience relève de ce qu’on pourrait appeler : le feu de l’action, ou de ce que j’appelais plus haut : l’imminence (d’un changement catastrophique) ou encore : ce qui est-train-de-se-passer là, qui tend vers O, cette pensée en train de devenir une action, etc. Tout le problème largement développé dans les commentaires aux Second Thoughts, c’est que cette communication vise à faire partager quelque chose en l’absence de la chose. D’où le caractère désespérant de toute communication après-coup : on y perd non seulement l’arrière-plan émotionnel, mais on y est surtout confronté aux déformations inévitables, lesquelles ne tiennent pas tant au caractère inadéquat du langage, qu’à la complexité du contexte de publicité (il est très difficile de faire abstraction des attentes du groupe, de la prégnance des préconceptions : le jeu de langage de la publication tend à imposer ses propres règles, lesquelles exercent un pouvoir d’attraction et de déformation, auquel s’ajoute évidemment l’absence de la chose, et les déformations dues à la mémoire, donc au contre-transfert pour dire vite). Ce qui la distingue de l’interprétation en séance, qui verbalise la chose en présence de cette chose (la difficulté se manifeste alors dans l’intelligibilité de l’interprétation et sa mutativité).
Bion, à plusieurs reprises dans son œuvre ou ses communication orales, raconte comment, alors qu’il occupait le poste d’officier pendant la première guerre mondiale, qu’il était chargé de diriger quelques soldats et un char d’assaut, il avait été confronté à une telle situation d’urgence : dans le feu de l’action, envahi par un sentiment de peur panique, un sentiment de chaos généralisé, il lui fallait malgré tout satisfaire aux exigences de sa fonction, et continuer à donner des ordres, et à prendre les décisions nécessaires, bref, persévérer dans la tâche qui lui incombait et continuer d’exercer sa raison (pratique). Ainsi dans l’analyse, pris dans le feu d’action et submergé émotionnellement, cerné de toute part par la mémoire, le désir et la compréhension, les attentes du groupe, de la civilisation, l’analyste doit tenir bon et continuer d’analyser.
Il n’est pas sans conséquence que cette histoire, si importante chez Bion, s’inscrive dans un conflit (à la fois mondial et très localisé). L’officier se trouve partagé entre deux « méthodes » concurrentes : prendre la fuite et agir selon des raisons (penser malgré tout). Je compte développer ce modèle de la rivalité des méthodes, ou du conflit des théories, dans d’autres travaux (on en aura déjà une première approche exploratoire sur cette page ). Elle est omniprésente dans Transformations.
4. La culture de Bion
Une autre difficulté rencontrée à la lecture de Bion, notamment pour les lecteurs francophones, tient au background « culturel », au sens large, de l’auteur. Il est frappant de constater à quel point les sources philosophiques et les centres d’intérêt respectifs des deux grands penseurs des années 50-70 en psychanalyse, Bion et Lacan, sont différentes. Je voudrais donner dans la brève bibliographie qui suit quelques pistes pour mesurer cet écart.
Quand on examine les citations et références qui nourrissent le texte bionien, on est frappé par les aspects suivants :
4.1 La relative parcimonie des références faites à ses prédécesseurs
Freud demeure sans doute le psychanalyste le plus cité, et ce, particulièrement pour un texte : « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique » (1911). Ce que Bion fait de l’article de Freud, déjà extrêmement dense, est assez fabuleux : on peut y trouver en germe l’essentiel des colonnes et des lignes de la grille, et les sources de ce texte crucial (et aussi dense et concis que celui de Freud) chez Bion qu’est « A theory of thinking ». Évidemment, l’héritage freudien chez Bion va bien au-delà de tel ou tel texte (et touche l’essentiel, l’arrière-plan œdipien, la vie pulsionnelle, le pouvoir du négatif, etc..).
La relation qu’il entretient avec Mélanie Klein et le groupe kleinien, notamment Hanna Segal et Herbert Rosenfeld (analyse de 8 ans avec M. Klein, participation aux discussions de la Société Britannique de psychanalyse dont il occupera la présidence quelques années durant à l’époque de la rédaction de Transformations, travail à la Tavistock Clinic, etc) marque évidemment sa pensée en profondeur. Les concepts kleiniens d’identification projective, de positions schizo-paranoïde et dépressive, font bien plus que témoigner d’un ancrage scolastique : soumis à des transformations de grande ampleur, ils deviennent méconnaissables (comme en témoigne par exemple un ouvrage comme le Dictionnaire de la pensée kleinienne de Robert D. Hinshelwood (trad. française PUF 2000) qui, à mon sens, tente de manière assez discutable de kleiniser Bion ou de bioniser Klein.) « A theory of thinking » marque de mon point de vue une sorte de rupture libératrice vis-à-vis de la fidélité aux vocabulaires du groupe kleinien.
L’article d’Hanna Segal, « Notes on symbol formation » (1957) me paraît être une lecture indispensable avant d’aborder l’étude de « A theory of thinking » (article qui constitue la porte d’entrée obligatoire à la grande trilogie « psychotique et spéculative » de Bion).
Ferenczi n’est quasiment jamais cité (l’absence de citation explicite à Ferenczi est tout à fait générale dans ces années là et ne se limite pas à Bion). Winnicott non plus. Cela ne signifie pas qu’il ne les ait pas lus (et il connaissait évidemment Winnicott en chair et en os). Sa manière d’approcher la clinique, et notamment cette vision de la solitude irrévocable de l’analyste, dont le seul collaborateur, « bien peu fiable », est le patient, me rappelle bien souvent ces deux prédécesseurs. La tension entre « narcissime et socialisme » (Cogitations, L’Attention et l’Interprétation) rappelle la tension développée chez Winicott entre dépendance et solitude.
Bion ne cite jamais Lacan : l’a-t-il lu ? On a suggéré que la conférence sur l’arrogance, prononcée lors d’une de ses rares interventions publiques sur le sol français, au XXième congrès de l’Association Psychanalytique Internationale (1957) s’adressait de manière ironique aux psychanalystes français, alors en conflit ouvert autour du « cas » Lacan. Je crains que ça n’aille pas plus loin (et d’ailleurs, il est probable que Lacan n’ait pas lu de son côté grand chose de Bion, exceptées quelques notations relatives à ses premiers travaux sur les groupes, lesquels l’avait favorablement impressionné et qui ne seraient pas sans avoir servi à l’élaboration des règles de fondation des groupes qu’il tentera d’organiser par la suite. Voir notamment l’article « La Psychiatrie anglaise et la guerre », L’Évolution Psychiatrique, 1947, fascicule III, pp. 293-312). le fait que Lacan ait « raté » Bion a eu des conséquences fatales sur le destin de Bion dans la psychanalyse francophone (il est quasiment ignoré , et même considéré, d’une manière tout à fait ahurissante, comme un tenant de je ne sais quelle ego-psychology — comme je l’ai entendu dire à plusieurs reprises).
Bion n’est pas un commentateur. Il est frappant de constater que dans son œuvre on ne trouve aucun texte de la forme « on freud ‘s theory of etc », « on klein’s theory of ».
Chacune de ces références devrait être considérée comme un motif, un pattern (on songera aux motifs dans le tapis chez Wittgenstein, ou aux patterns rythmiques et/ou mélodiques avec lesquels composent de nombreux musiciens contemporains).
« Il n’y a aucun problème à reconnaître sa dette envers les travaux de ses prédécesseurs, à condition que ceux-ci soient exclus de l’esprit de l’analyste quand il travaille avec un analysant. » (Second Thoughts, p. 172)
4.2. Sources en philosophie
Bion s’intéresse à ce qu’on pourrait appeler la philosophie de la connaissance classique, de Platon à Kant, ainsi qu’à la philosophie des sciences. Il ne se réfère que très peu à l’idéalisme allemand post-kantien, Hegel ou Nietzsche, et semble ignorer la phénoménologie de Hüsserl à Heidegger. L’article de Victor L. Schermer, « Building on ‘O’, Bion and Epistemology », publié dans le volume Building on Bion Roots, Jessica Kingsley Publishers, 2003 (p. 226-253), donne un bon aperçu du rapport de Bion à la philosophie (sous trois angles : Kant, le positivisme logique et le mysticisme)
La philosophie constitue une porte d’entrée à la formation psychanalytique :
« (…) L’expérience qu’a l’analyste des problèmes philosophiques est si réelle qu’il a souvent une meilleure appréhension de la nécessité d’une formation philosophique que le philosophe professionnel. La formation philosophique universitaire et l’expérience psychanalytique réelle sont proches l’une de l’autre ; mais leur prise en compte réciproque n’est pas aussi fréquente ni aussi fructueuse qu’on pourrait l’espérer. » (Second Thoughts, p.170)
Les lecteurs que ce point intéresse apprécieront en lisant notamment le recueil de notes choisies par Bion et publiées sous le titre Cogitations, l’ampleur de cette culture philosophique et la manière dont elle nourrit sa créativité analytique.
Je liste ci-dessous les auteurs les plus souvent cités chez Bion :
Les classiques :
Platon et Aristote, Pascal (infini), Bacon, Descartes, Berkeley, Hume (la conjonction constante), Condillac, Kant, (notamment « la chose en soi » et : « les intuitions sans les concepts sont aveugles ; les concepts sans intuition sont vides » formule dont Bion va se servir pour traduire en quelque sorte la dynamique des relations au sein de la grille : contenant/contenu, préconception et réalisation, pensée en l’absence de la chose, etc.)
Pour l’épistémologie et la philosophie des sciences :
Newton, Whitehead + Russel (Principia Mathematica), Poincaré (dont les essais les plus philosophiques constituent une source d’inspiration majeure chez Bion, notamment Science et Méthode (1908), à travers les thèmes suivants : la place de l’imaginaire dans l’invention scientifique, les premières théories de la relativité, la positivité de la dimension conjecturale et de l’approximation dans la recherche scientifique dans la méthode — on sait l’importance du concept de « fait choisi » chez Bion, l’intérêt pour le phénomène fortuit, etc.), Popper, Quine, Heisenberg, Braithwaithe, et le méconnu Ian T. Ramsey (évêque anglican contemporain de Bion, dont la série de conférences Model and Mystery, publiées en 1962, m’a paru une source importante d’inspiration pour Bion, bien au-delà du simple emprunt de l’expression « disclosure model »).
Il faudrait aussi noter l’omniprésence des poètes dans ses textes, à commencer par Milton et Shakespeare, et tout un art de la citation. L’énoncé poétique vient servir non seulement de soutien et de tremplin pour la pensée, mais constitue une forme de transformation verbale (alternative) que Bion tient en très haute estime et auquel, d’une certaine manière, A Memoir of the Future rend hommage.
Nous sommes donc assez loin de la culture des psychanalystes francophones, du moins des contemporains de Bion outre-manche. Plus encore que cette liste de noms, je crois que l’ambiance générale des textes de Bion, et notamment le type de problèmes épistémologiques et méthodologiques qu’il se pose, sans parler de la manière et du style, bien dans la lignée d’une certaine philosophie post-analytique de langue anglaise (ce qu’il appelle sans doute la « philosophie universitaire » dans le texte cité ci-dessus, à Oxford notamment), ont contribué à la méconnaissance, voire l’ignorance, surtout dans les milieux lacaniens, qui entourent son œuvre en France.