« En tant qu’analyste, j’étais appelé à garder un esprit ouvert, tout en ayant le sentiment d’être constamment sollicité (à commencer par moi-même) à trouver refuge dans une certitude. »
(Bion, Second Thoughts, traduction François Robert, PUF, p. 177)
Ce qui m’intéresse : dégager et évaluer les perturbations produites par les attentes du groupe dans le cours même de l’analyse. Je travaille donc à la suite des commentaires aux Second Thoughts de Bion.
Ces perturbations peuvent se manifester sous la forme de discrètes interférences, mais aller jusqu’au brouillage massif. Je doute qu’il soit possible d’éviter ou faire taire de manière absolue toute interférence (ou pour le dire à la Bion, de travailler absolument “sans mémoire ni désir ni compréhension”), mais il est important d’être à même de prévenir, par des dispositifs techniques adaptés, ou des exercices “spirituels” – pour parler comme Pierre Hadot décrivant la vie philosophique dans l’antiquité (Exercices spirituels et philosophie antique, nouvelle éd. Paris, Albin Michel, 2002. (Bibliothèque de l’évolution de l’humanité)) —, un brouillage massif.
Comment un tel brouillage massif se produit-il ?
Par exemple, je sérialise 3 situations à partir de la notation d’une conjonction constante : je choisis un fait qui me semble digne de mériter l’attention, compte tenu de la fréquence avec laquelle il se répète (qu’importe que ces faits soient dégagés du matériau fourni par une seule séance ou plusieurs, ou par un patient ou plusieurs). Je regroupe par là même les faits en fabriquant un modèle (du type de ceux que Ian T. Ramsey (Models and Mystery, London Oxford University Press 1964) nomme “disclosure model” – qu’on peut traduire comme le fait François Robert dans Second Thoughts par “modèle de divulgation”, ou, de manière assez désagréable comme modèle “déclôturant” ou “désaturant”, etc.).
Le risque consiste à ne plus porter attention qu’à ce qui devient susceptible de confirmer ou infirmer le modèle qu’on a fabriqué en dégageant des constantes et en choisissant et liant des faits tirés du matériau des séances. Le risque est encore plus grand si on a emprunté le modèle en question à une théorie d’un de ses prédécesseurs, ou produite par l’école à laquelle on appartient, comme il arrive parfois. Quelle que soit la prégnance effective du modèle en question dans la séance (ou entre les séances), l’analyste devrait pouvoir être en mesure de continuer, malgré la compréhension qu’il pense avoir acquis en produisant ce modèle, à noter “sans mémoire ni désir ni compréhension” (dans la mesure du possible).
(J’ai pris une série de photographies, que j’ai rangées ensemble, sériées, selon des critères qui me semblent pertinents. Je choisis, comme le héros de Blow Up de Michelangelo Antonioni, de les ranger sous la catégorie “photographies d’un parc dans la lumière du matin”. Si j’en reste là, je ne verrais rien de plus (ni de moins). Si, par contre, des faits nouveaux apparus grâce à une vigilance souple et soutenue (telle qu’on l’attend d’un analyste au travail, cette sorte de vigilance paradoxale, que Freud a appelée justement, par un bel oxymore, “attention flottante”), je serais en mesure de voir ce qui demeurait jusqu’alors invisible et d’entendre l’inouïe, bref, de donner une chance à l’inconnu. En photographie, cela consiste à se laisser la possibilité (sur, le moment ou dans son atelier après la séance) de modifier la profondeur de champ, le cadrage, la distance focale, voire changer d’objectif, ajouter ou enlever un filtre, etc.. Sans cela : un documentaire contemplatif et probablement assez ennuyeux, d’où toute dramaturgie est absente, sur les parcs londoniens.)
La production de “modèles en attente de réalisations” (travailler sur la ligne C de la grille) constitue un “lieu” privilégié du travail psychanalytique. Le problème, c’est quand on est porté à confondre la théorie d’un de ces prédécesseurs et ce genre de modèle. On pourrait imaginer un analyste totalement dépourvu de capacité à fabriquer des modèles à partir du matériau des séances, de l’expérience, et dont l’activité modélisatrice serait entièrement saturée par les théories de ses prédécesseurs. L’ennui, c’est que les dits prédécesseurs n’ont jamais rencontré ce patient-là ni, en général, aucun des patients avec lesquels cet analyste dépourvu d’imagination travaille (et quand bien même ils les auraient rencontrés, cela ne changerait rien au problème).
« Je considère que les éléments de la catégorie C sont la substance même dont sont tirés les modèles scientifiques. Un des avantages du modèle est de ne pas astreindre l’analyste à la rigidité formelle d’une théorie, mais de lui fournir un instrument qu’il peut jeter une fois qu’il s’en est servi. Un modèle peut être abandonné assez rapidement, ou beaucoup plus tard, après qu’il aura fait plusieurs fois ses preuves. » (Bion, Second Thoughts, p.159)
Une théorie, ou plutôt un fragment plus ou moins vaste d’une théorie, ou bien encore un mythe, ou une série d’images liées selon certaines règles, peuvent être utilisés comme modèle en ce sens. Ce qui distingue alors le modèle ou “la théorie utilisée comme modèle”, et la théorie comme partie d’un système scientifique déductif, ce n’est pas seulement leur prétention respective à l’universalité, mais l’usage qu’on en fait. La finalité du modèle demeure orientée vers la séance, considérée dans son indépassable singularité, laquelle séance fournit également le critère ultime de la pertinence et de l’efficacité du modèle, lequel contribue à transformer l’appareil à penser des protagonistes de la séance, et reste suspendu à l’émergence de nouvelles formes et réalisations, ou au surgissement de nouvelles pensées posant de nouveaux problèmes. C’est la raison pour laquelle il doit garder une grande plasticité, et il est voué à être forcément modifié, voire remplacé, et enfin, à être oublié (ou à s’ajouter éventuellement à la boîte à outils dont l’analyste ou le patient se serviront à l’avenir pour penser, quand des pensées ou des situations analogues, pour lesquelles ce modèle a servi, se représenteront).
Quatre risques majeurs dans ce travail d’élaboration – dans tous ces cas, l’analyste manifeste une intolérance au chaos et au devenir. Il se montre incapable d’évoluer au niveau de la ligne C, conjectural, approximatif, hypothétique. Il oublie que l’interprétation par exemple est, dans la séance, avant tout un acte (et non pas une explication de quoi que ce soit).
1. L’application prématurée d’un modèle : l’analyste emporté par l’enthousiasme suscité par une trouvaille (pour reprendre un mot qui eût autrefois un certain succès), monte sur ses grands chevaux et “dit la vérité” au patient (il pense dire la vérité, ou il le dit sur un ton et dans une grammaire qui ressemble au ton et à la grammaire de ce qu’on appelle “dire la vérité à quelqu’un”, alors que, d’un autre point de vue, on serait plutôt tenté de dire qu’il ne fait qu’énoncer ses propres certitudes dans le but de de rassurer et d’édifier le patient, le groupe ou lui-même) – moment immanquablement pathétique, surtout s’il vient à contre-temps ou de manière prématurée. Pathétique, parce que cela semble signifier que l’analyste connaît l’avenir, qu’il est comme la Pythie ou Tirésias, doté de pouvoirs paranormaux ou d’une intelligence clairvoyante. La séance ne fournit alors que l’occasion sur laquelle il saute pour s’assurer lui-même de ses capacités hors du commun, montrer qu’il a ce genre de talent de voyant, ce qui parfois séduit le patient, et parfois, heureusement, suscite les moqueries de sa part.
2. L’obstination avec laquelle on s’accroche à un modèle – et là encore, à force de chercher des confirmations de ce qu’on a pensé, on finit forcément par ne trouver que ce qu’on cherche. Il y a là parfois la ou bien une réponse à un sentiment d’insécurité produit par le désordre du matériau induit par la cause errante, ou encore l’incapacité à tolérer le devenir, le “sol instable” de la psychanalyse (dès lors on confond la tâche de l’analyse, qui consiste à favoriser l’émergence de formes inconnues, et même, de se confronter à l’inconnaissable, en la tenant pour la production d’un savoir rassurant).
3. L’usage intempestif de jargon, le verbiage, l’analyste dépensant malheureusement tout ou partie de sa précieuse énergie à “jouer à ressembler à un psychanalyste”, plutôt qu’à se consacrer à sa tâche, dans l’espoir de se comporter comme les maîtres qu’il admire tant et dont il voudrait susciter ou inspirer l’amour.
4. La dérive : le modèle perd l’ancrage de la séance. Bion développe largement ce thème dans Second Thoughts. L’analyste perd la boussole, c’est-à-dire qu’il perd de vue la “direction de la cure” (je détourne là une expression célèbre, à dessein), le point que l’aiguille de la boussole méthodologique indique, “ce que dit le patient, ce qu’il fait, etc. et ce que ça lui fait à lui, l’analyste, ce matériau etc. et toutes les circonvolutions qu’on voudra, bref ce qui se passe durant la séance”. Son embarcation conceptuelle part à la dérive, s’éloigne dangereusement de son port d’attache et vogue désormais si loin des phares que le patient dirige dans la séance, qu’on finit par suivre les règles de la théorie plutôt que celles que le patient et cette-analyse-là tentent de faire valoir (à bon droit). Si le modèle en question est dérivé d’une théorie psychanalytique pré-existante, on en vient à se demander si l’analyste ne déploie pas toute son énergie en vue de devenir kleinien ou lacanien ou kohutien, plutôt qu’à devenir analyste (et donc l’embarcation plutôt que de tourner autour de l’îlot désespérément isolé de la séance, se lance avec vigueur vers les rives du continent de ses ancêtres – c’est jouissif sans doute, mais ce n’est pas pour ça que le patient vient vous voir).
« Il n’y a aucun problème à reconnaître sa dette envers ses prédécesseurs, à condition que ceux-ci soient exclus de la pensée de l’analyste quand il travaille avec un analysant. » (Bion, Second Thoughts p. 172 éd. française)
remarque sur ce qui précède :
Ayant moi-même cédé consciencieusement à chacun de ces errements, et pas qu’une fois, je m’autorise à produire ces propos sans doute exagérés et à charge polémique – mais l’hyperbole et la rhétorique en général ont le mérite de de faire voir ce qu’en général certains préfèrent ne pas voir (en présentant par exemple le travail des analystes dans une version immanquablement idéalisée : “les psychanalystes font (toujours) cela – de la psychanalyse”. Le caractère purement idéal et tautologique de ce genre d’énoncé, tient au fait que personne ne sait ce que les psychanalystes font, parce que personne n’a observé la manière dont tous les analystes en exercice ou passés se comportent. C’est vrai à tel point qu’on ne connaît du travail réel, en situation, en séance, des analystes, que ce qu’ils veulent bien en dire (et même en fréquentant un ou deux divans, et même en occupant la place du fauteuil, parce que l’observation ne peut être que biaisée (du fait du transfert, pour dire vite), on n’observe que ce qu’on s’autorise à noter, ou ce qu’on choisit de noter, etc.) Bref, on prend des vessies (ce qui est) pour des lanternes (sa propre conception de la manière dont un analyste devrait travailler, ce qui devrait être). (ce qui implique, en y pensant un peu, une comparaison peut-être amusante de l’analyse avec une vessie).
L’autre aspect profitable de ce genre de polémique fondée sur des exagérations tiendrait à ce qu’on pointe ainsi la difficulté du travail analytique (et tout aussi bien d’ailleurs du travail de l’analysant) : avec la notion de modèle, conçu comme le point ou la partie du monde où communiquent la pensée et la réalisation, à la fois contenant en attente de contenu et contenu en attente d’un contenant, se dessine le type de registre auxquels appartiennent les énoncés analytiques : le registre de l’approximatif, de l’hypothétique, du conjectural, bref, au croisement de la tendance à gagner en objectivité (un peu plus d’objectivité vaut mieux que pas du tout, dit en substance P. H. Castel dans L’Esprit Malade) ou en compréhension, et l’appel du devenir et de la réalisation (qui nous confronte à la singularité autant que faire se peut, et donc à la part d’inconnu qu’il nous est possible de supporter). Enfin, je m’inscris également dans la lignée de Bion quand il distingue l’analyse (ce « métier solitaire », pour lequel il n’a « d’autre compagnon que le patient, et que le patient, par définition, est un compagnon peu sûr ») et le reste des activités auxquelles s’adonnent les psychanalystes (certains écrivent et publient, d’autres jouent au golf, etc.).