J’ai proposé « la rivalité des méthodes » à titre de modèle. Dans la perspective où je situe la psychanalyse — comme une activité théorico-pratique (ou pratico-théorique) — le modèle constitue en quelque sorte l’élément (disons : au sens de Hegel) privilégié de la psychanalyse : concevoir un modèle a des incidences aussi bien sur la pratique (par exemple, il peut inspirer la modification d’une règle, ou l’atmosphère d’une séance) que sur la théorie (servir de cadre provisoire pour une montée en généralité, et fournir un schéma à partir duquel mener un travail plus spéculatif : il figure alors l’interface entre le matériau empirique et la métapsychologie). Bion situait la construction du modèle au même rang que celui occupé par la rêverie (A. Ferro), ou le mythe : c’est là, typiquement, un vertex, qui, de ce fait, est amené à n’être utilisé que pour un temps donné, fournissant un cadre provisoire qui nous incite à porter attention à tel genre de fait plutôt qu’à tel autre, à adopter les contraintes d’une certaine grammaire dans nos descriptions des situations présentées dans la séance, à lier selon un certain style les matériaux auxquels l’analyste et le patient sont soumis.
Ce modèle me paraît fécond dans la mesure où il permet de remplacer (provisoirement) un autre modèle, celui dit de la résistance, lequel me semble parfois obscurcir les choses plutôt que de les éclairer.
Rivalité plutôt que conflit – parce que je veux aussi parler de conflits « non explicites », des « atmosphères » conflictuelles, de conflits sur le point de se déclarer, des conflits larvés, latents, en sommeil, et même des absences apparentes de conflits (par exemple, des situations apparemment consensuelles ou pacifiées). On le voit, ma conception du conflit est trop étendue pour que l’emploi de ce mot ne porte pas à confusion. Il m’a semblé alors que le terme « rivalité » convenait mieux, dans la mesure où il permet de baliser les conditions d’un conflit possible (et qu’il s’inscrit dans une perspective œdipienne évidente).
Quand il me prend quelque audace, je vais jusqu’à supposer que toute séance analytique se déroule sur le fond d’une telle rivalité des méthodes, que c’est là le cadre inévitable en arrière-plan de tous les événements de la séance – et dès lors, on peut utiliser ce modèle en déclinant pour chaque situation quel type de rivalité et de conflit est en œuvre. D’une certaine manière, j’accorde une importance exceptionnelle à la colonne 2 et à la ligne C de la grille de Bion en considérant que toute séance peut être représentée comme une lutte plus ou moins dramatique pour la prééminence de cette colonne 2 ou de cette ligne C.
Un précision importante s’impose : je ne veux pas parler ici de la rivalité entre deux personnes, l’analyste et le patient, ni même d’un conflit intérieur au patient ou intérieur à l’analyste, ou entre la séance analytique et le monde extérieur, même si ce modèle pourrait servir à décrire ce type de conflits, mais à un conflit entre deux ou plusieurs méthodes rivales (il est très difficile de se débarrasser de toute conception spatialisante, utiliser les mots extérieur ou intérieur, central ou latéral). Qu’importe qu’elles soient portées ou incarnées ou prétendues par tel ou tel protagoniste de la séance (fut-il absent), je m’en tiendrais à une description abstraite et générale. Je définirai le terme « méthode » provisoirement de la façon suivante : un ensemble de préceptes et de règles que l’on suit dans des situations « problématiques », qui donnent à la personnalité du sujet une sorte de « caractère », des traits saillants, et qui permettent à l’observateur de repérer certaines régularités et récurrences. Ces situations ne sont pas forcément « dramatiques » mais, parce que le sujet n’est pas forcément correctement équipé à l’avance quand il les rencontre et s’y éprouve, elles requièrent qu’on fasse un choix plus ou moins délibéré malgré le caractère incertain des informations dont on dispose en vue d’agir de manière satisfaisante. Il y a là un problème, et l’enjeu consiste ou bien à le penser, ou bien à ne pas le penser (et par exemple le fuir d’une manière ou d’une autre).
Le point fondamental tient à ce que qu’on n’éprouve pas habituellement le besoin d’expliciter verbalement les méthodes dont on fait usage. La séance psychanalytique constitue une situation spéciale à cet égard parce qu’elle pousse les protagonistes à verbaliser justement les raisons qui les ont poussé à agir ou à imaginer les raisons qui pourraient les pousser à faire tel ou tel choix (ces raisons peuvent prendre la forme de justifications, d’excuses, mais aussi bien sûr, de récits apparemment ou réellement désinvestis par le sujet, etc.). Le dispositif analytique fonctionne comme une focale photographique réglée sur ce genre de faits, et vise précisément à faire apparaître de manière hyperbolique, exagérée (pour reprendre les mots de Transformations) ces méthodes parfois méconnues de celui même qui les met en œuvre quotidiennement, y compris l’analyste.
J’ai donné quelques aperçus de la manière dont on pouvait faire fonctionner ce modèle dans d’autres textes, notamment celui-ci. Je voudrais juste faire mention de rivalités de méthodes très bien connues des analystes : celles où s’opposent la méthode analytique (disons pour dire vite, chacun ayant sa version détaillée, l’attention également flottante/l’association d’idées et ce qui s’ensuit), aux méthodes suivantes : la moralisation et l’éducation du patient, le désir de guérison, le désir de se comporter comme un bon analyste susceptible de satisfaire au jugement de ses pairs, la technique scientifique qui fait qu’on utilise le patient comme cobaye pour étayer ses théories, etc.. Ces méthodes sont rarement explicitées, et c’est d’ailleurs la raison pour lesquelles on les met parfois sur le compte du contre-transfert ou de la « résistance » de l’analyste. On devine qu’elles peuvent être tout aussi bien utilisées par le patient (les patients moralisateurs ou rééducateurs ne manquent pas, pour eux-mêmes et parfois pour l’analyste, le désir de guérison ou le désir de se comporter comme un bon analysand, ou comme un patient satisfaisant, et on trouverait même des patients s’utilisant eux-mêmes ou leur analyste ou les deux comme des cobayes d’une expérience scientifique).
Quand on prend au sérieux les méthodes dont disposent les patients qui se présentent au cabinet de l’analyste, car un patient n’est jamais une tabula rasa qu’il suffirait d’instruire, il a survécu jusqu’ici, il doit bien s’être constitué une sorte de vade mecum, un bagage composé de méthodes, de règles et de principes, souvent implicites donc (et qui n’apparaîtront explicitement qu’à un observateur spécialisé : un analyste, un analysand, un sociologue, un ethnologue , un historien etc.), quand on les prend au sérieux donc, quand bien même elles peuvent nous sembler n’être qu’un salmigondis syncrétique plus ou moins délirant, mêlant un vague spiritualisme et quelques formules apparentées à la méthode Coué, on constate immédiatement leur irréductible pluralité et la richesse qui se dégage de ce foisonnement de méthodes grâce auxquelles les êtres humains s’efforcent vaille que vaille d’agir de manière à peu près sensée (ou, du moins, appropriée). Du coup, quand le patient ou l’analyste s’opposent d’une manière ou d’une autre à la méthode analytique (qui reste tout de même ce à quoi ils ne manqueront pas d’être confrontés dans une séance de psychanalyse, au moins dans la plupart des cas faut-il espérer), il me paraît beaucoup trop vague de parler simplement de « résistance ». C’est pourquoi j’ai proposé de substituer au modèle de la résistance, à mon avis trop pauvre, trop limité et trop univoque, celui de la rivalité des méthodes. Dans mon esprit, ce n’est pas le patient ou l’analyste qui résiste, ce sont des méthodes qui se confrontent l’une à l’autre, dans une atmosphère où le principe de contradiction est parfois mis à mal jusqu’à l’absurde.
Si on me suit dans cette tentative de présenter ainsi les choses, tentative à peine ébauchée pour le moment, et qui n’a reçu d’autres mises à l’épreuve que « ma » clinique (la centaine de patients que j’ai reçus plus ou moins régulièrement ces dernières années, mais aussi ceux qui ne sont venus que quelques fois, et ont renoncé à aller plus avant, et même ceux qui, bien qu’ayant pris contact, ne sont pas venus), on envisagera peut-être un des thèmes prégnant dans les débats internes aux analystes ces dernières décennies, celui de la « nouvelle clinique » ou « les désillusions de la psychanalyse » (pour reprendre les termes d’André Green) ou « les patients in-analysables » ou encore « les transferts négatifs », sous un autre jour. Non pas que je considère ces problèmes comme de faux problèmes. J’imagine que pour des analystes ayant connu d’autres temps, les changements s’avèrent effectivement notables au point qu’on puisse parler de « crise », de « changements catastrophiques », touchant non seulement nos patients, mais aussi leurs analystes et le champ socio-politique de la psychanalyse (ou les usages inédits qu’on fait aujourd’hui de l’outil analytiques). Je ressens l’avantage d’avoir commencé à exercer au XXIème siècle, et, de surcroît, dans un milieu rural, et de recevoir des patients qui n’ont qu’à peine entendu parler de la psychanalyse, voire pas du tout : je ne peux pas être aussi étonné de la situation que mes collègues plus expérimentés, ou que ceux d’entre eux qui travaillent dans des villes avec des patients déjà convertis en partie à la psychanalyse. Mais je crois que le modèle privilégié par les auteurs pour décrire ces phénomènes qui les préoccupent pèche par les aspects suivants (je songe ici au livre récent d’ André Green Illusions et désillusions du travail psychanalytique, Odile Jacob 2010) : il ne semble ouvrir d’autre perspective que celle qui consiste à reconnaître la résistance du patient à l’analyse (pour ce qui est de l’analyste, A. Green, grâce lui soit rendue !, n’hésite pas à évoquer ses échecs et ses erreurs, mais il semble que la résistance soit toujours, au bout du compte, forcément l’affaire du patient — je ne suis pas loin de penser de mon côté, comme l’avait dit Lacan, qu’il « n’est de résistance que de l’analyste »). Dès lors, on est conduit à chercher des critères d’in-analysabilité (on sait l’importance dans l’histoire de la psychanalyse de cette question, à commencer par les débats Freud-Ferenczi, et la manière dont aujourd’hui, c’est devenu un enjeu central quand on se pose la question de savoir quel type de traitement devrait être préconisé suite à tel ou tel diagnostic.), ou des structures favorisant les analyses interminables ou les « réactions thérapeutiques négatives ». Pour ce qui est de ces dernières, je les ai toujours considérées comme un bien précieux dans une cure, sans nier leur caractère désagréable (et là encore, je crois que l’analyste n’est pas à l’abri de développer des réactions thérapeutiques négatives !). Les manifestations, pour le dire de manière un peu abstraite, par lesquelles un patient exprime son manque d’adhésion ou son refus d’être converti à la méthode psychanalytique, me paraissent non seulement normales, mais leur absence aurait plutôt tendance à me mettre la puce à l’oreille. Peut-être en d’autres lieux et d’autres temps, quand la psychanalyse occupait une place indiscutée dans le monde des idées, la plupart des patients se présentaient en étant culturellement pour ainsi dire convertis à l’avance à la méthode analytique. Comme je l’ai déjà noté, c’est loin d’être le cas dans mon cabinet. Le patient vient aux séances, et se familiarise peu à peu avec les us et les coutumes étranges des lieux, une manière inhabituelle d’examiner ce qu’il fait et ce qu’il dit, et la parole énigmatique de celui qui l’accueille, etc. Mais il n’arrive pas seul : il amène avec lui ses bagages, ses préconceptions, ses preuves, et ses méthodes, lesquelles, bien qu’elles aient été en général mise à rude épreuve, et c’est en partie pour ça qu’il vient, parce que ça ne fonctionne plus de manière aussi satisfaisante, il leur demeure tout de même attaché en quelque façon, et pas toujours décidé à céder sur toute la ligne : d’où l’inévitable rivalité que j’essaie de décrire. Encore une fois, je tiens à préciser qu’il en va de même pour l’autre protagoniste de la séance. Bref, la méthode analytique ne peut s’épanouir que dans un environnement hostile, peuplé de méthodes rivales, de préconceptions et de preuves contradictoires, de motions opposantes. Peut-être fut-il un temps où le jeu était gagné d’avance, et le climat général consensuel dès le début, mais — il suffit de lire les compte-rendu de Freud pour s’en convaincre : ce temps pourrait bien n’être que mythique (ou représenter un idéal « la cure type des névrosés » : mais est-ce que ces névrosés types n’existent plus, et tous les patients sont ils en train de devenir peu ou prou borderline ? Ou bien : ne sommes-nous pas en train de suivre une fausse piste en demeurant attaché à un modèle inadapté ? — Il n’est pas interdit de changer d’idéal).
On pourrait formuler autrement les choses, d’une manière plus brutale et exagérée : si la clinique a changé, ce n’est peut-être pas tant parce que sont apparues des psychopathologies nouvelles (ou que les « structures » psychiques ont changé, ou que « l’économie psychique » (de « l’humanité exceptés quelques uns » ?) a changé), que parce que la sociologie des patients a changé, que la culture de certains qui se présentent désormais dans les cabinets d’analyste a changé (voire que des patients infortunés nous arrivent, parce que l’idée de consulter au Centre Psychiatrique du coin les rebutent, ou parce qu’il n’y a plus de place dans les hôpitaux, ou parce que le psychiatre, débordé par l’afflux de patients, ne leur accorde qu’à peine dix minutes, le temps de rédiger une ordonnance. Ils n’assistent plus aux séminaires de Lacan, il ne leur viendrait pas à l’idée de devenir analyste, et ils n’ont aucune intention de passer quatre heures par semaine sur un divan (et n’en auraient de toutes façons pas les moyens)). Bref, je me demande si ce changement est affaire de structure ou de culture.
Un patient me ramenait régulièrement des livres de développement personnel (il considérait que, grâce à son analyse, il avait découvert le plaisir de lire) dont il me lisait des passages, allongé sur le divan.
(P) « Vous voyez ! Ça, je me suis dit, c’est exactement moi ! Ce qui est écrit là dedans, c’est mon portrait tout craché ! »
— et plus tard :
(P) « Votre psychanalyse là, je n’y crois pas. C’est pas pour moi. Je commence à piger la manière dont vous pensez et ce que vous attendez de moi : mais vous n’y arriverez jamais ! Je suis un pauvre type, et contrairement à ce que vous voudriez me mettre en tête, que je suis un mec fin et intelligent etc., que je ne me suis jamais remis à cause de ce qui est arrivé à ma mère, votre truc d’œdipe là, vous n’y arriverez pas : jamais je ne pourrais reprendre des études. Moi vous savez, ma psychologue c’est Brigitte Lahaie à la radio.»
L’analyste : « Le truc bizarre c’est que vous revenez quand même, malgré tout le mal que vous pensez de ma méthode. »
(P) « Oui. Parce que, et c’est bien ça qui m’emmerde dans le fond, ce rendez vous du jeudi là, c’est devenu le truc le plus important de ma semaine. »