Jargon

La tendance à jargonner menace ce texte, pas moins qu’un autre (texte).

Le comble serait de jargonner en utilisant le mot jargon. D’où la tentative qui suit de décrire ce que j’entends par jargon et en quel sens c’est là précisément ce dont, en psychanalyse, on ferait mieux de se méfier (plutôt trois fois qu’une).

Une première approche, que l’étymologie et l’usage ancien du mot jargon atteste, serait de souligner l’inintelligibilité du jargon, qui s’ensuit ou bien de sa “technicité” ou bien de la corruption dont le langage correct aurait été victime.

La seconde approche, celle que je veux explorer ici, consiste à tenir le jargon non pas pour un vocabulaire particulier, mais comme une manière d’utiliser certains mots, en me plaçant du point de vue des usages. C’est le sens que donne Molière dans Les Femmes savantes, dans une scène tout à fait délicieuse :

MARTINE

Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon;

Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon.

PHILAMINTE

L’impudente! appeler un jargon le langage

Fondé sur la raison et sur le bel usage!

Serait-ce là “dire sans vouloir dire” ? Cette proposition a-t-elle un sens ? Peut-on imaginer une situation où un locuteur dirait quelque chose sans rien vouloir dire. Cette situation diffère assurément de celle où (p) dit quelque chose qu’il n’a pas voulu dire – ce qui suppose qu’il ait bien voulu dire quelque chose, mais que sa langue a fourché, qu’il commet ce qu’on appelle un laspus.

« Quand je dis cela, je ne veux pas dire que c’est de ma mère dont il s’agit. » Ou, plus succinctement, pour reprendre l’exemple de Freud, « ce n’est certainement pas ma mère. »

“Je sais que vous êtes en train de penser qu’il s’agit de ma mère, mais vous vous trompez.” etc.

Les surréalistes dans le but de s’émanciper des contraintes que leur conscience (entendue ici au sens qu’on voudra) faisait peser sur le processus créatif, essayaient, à travers l’écriture automatique, de ne rien vouloir dire – sauf qu’influencés par un certain freudisme, il espéraient tout de même qu’une voix inconsciente parvienne à se frayer un chemin à travers les mots jetés sans réflexion sur le papier. Intéressant : pour que l’inconscient de l’auteur puisse exprimer quelque chose, il fallait que l’auteur fasse taire en lui toute volonté – à commencer par la volonté de dire quelque chose. La dimension pathétique des textes issus de l’écriture automatique tient, non pas tant au fait de la procédure elle-même, mais à leur absence totale d’intérêt, aussi bien artistique que psychanalytique (je dois avouer que je n’aime pas la dimension “programmatique” ou “systématique” des expériences surréalistes, fondées sur des postulats bien souvent naïfs). Au crédit de cette expérience, on peut toutefois compter, de manière certes indirecte, l’information suivante : la suspension radicale de la volonté de dire ne favorise en rien l’expression “libre” ou émancipée. L’association libre n’a rien à voir avec l’écriture automatique : et je crois que la différence tient précisément au fait que dans l’association libre psychanalytique, on ne manque pas de s’adresser à quelqu’un (“il y a de l’autre” comme on dit, et donc un effet d’écho et de feed-back : ce que (p) dit, quoiqu’il ait voulu dire, ou qu’il n’ait pas voulu dire, pourrait bien être entendu ou perçu d’une manière ou d’une autre par ce type dans le fauteuil, lequel s’intéresse précisément à ce que (p) veut dire (ou ne veut pas dire), ce qui implique qu’à l’analyste il est impossible de dire “n’importe quoi”).

Mais passons.

Si jargonner est une certaine manière d’user de certains mots, alors peut-on faire l’hypothèse que dans le courant d’un énoncé, un certain mot soit produit précisément dans le but, à ce moment là, de ne rien vouloir dire.

Si on entend l’expression soupçonnée comme un perlocutoire, alors il semble que l’effet recherché soit, en partie, celui de ne (surtout) pas vouloir expliciter les significations de cette expression, mais bien plutôt de sidérer son auditoire, ou le rassurer, ou l’hypnotiser. Utiliser dans un énoncé des mots comme « identification projective » ou « jouissance » indique à celui qui l’entend qu’on fait partie d’un certain groupe réputé pour savoir ce qu’on veut dire quand on utilise ce genre de mots. C’est un signe de reconnaissance, un petit drapeau qu’on agite, un sociolecte. Si on s’efforce de saisir « dans la situation où il est produit » (une situation où l’on jargonne) sur le versant du sens, alors la description devient extrêmement floue. Dans la foule des manifestants, tous hurlent le même slogan, mais si l’on interrogeait chacun sur le sens qu’il donne au slogan, on disposerait probablement d’une collection d’explicitations extrêmement diversifiée (voire, parfois, incompatibles entre elles).

Un superbe exemple nous est fourni par les actes du colloque : Projection, Identification, Projective Identification, sous la direction de Joseph Sandler (publiés en 1988 chez Karnac Books, et traduits en français aux PUF en 1991). Les participants au colloque ont ceci en commun qu’ils utilisent dans leur travail psychanalytique les mots “projection”, “identification” et “identification projective”. L’objet du colloque est assez génial : il ne s’agit absolument pas de consacrer une morceau de théorie en étalant successivement, au gré des interventions des participants, des “preuves” que ça marche (ce qui constitue malheureusement le lot d’un grand nombre de rencontres psychanalytiques, lesquelles du coup ressemblent à des messes célébrant – hypostasiant – tel ou tel concept dans l’air du temps). Mais bien plutôt de faire part de la manière dont chacun fait usage du concept, c’est-à-dire : « Qu’est-ce que je veux dire quand je parle d’ “identification projective” ? ». Or, sans entrer dans les détails, les discussions font apparaître les points suivants :

1. Ce qu’on veut dire en parlant d’ “identification projective” ne fait pas , c’est le moins qu’on puisse dire, unanimité. C’est d’autant plus frappant quand les intervenants décrivent (en général avec beaucoup de finesse) les situations analytiques concrètes qui les incitent à penser qu’il pourrait bien s’agir là d’un cas d’application du concept incriminé. Pour tel cas, certains jugent pertinents l’usage du concept, d’autres non. Et, ce qui rend cette bataille passionnante, c’est que dans l’histoire, aucun usage ne fait autorité (malgré le charisme et la réputation de certains intervenants).

2. La référence “obligée” (et justifiée) à Mélanie Klein ne suffit pas à lever les ambiguïtés : le débat menace de se transformer en expertise érudite sur le thème de « ce que Mélanie Klein a voulu dire en nous laissant ce legs embarrassant ». Ainsi, les colloques d’analystes ne sont pas rares où l’on consacre l’essentiel des efforts à étudier la pensée d’un prédécesseur, dans le but de célébrer en même temps son génie et l’intelligence des successeurs réunis autour de ses livres : on assiste ainsi souvent à d’interminables cérémonies, que d’autres ont comparé à des messes, éventuellement, mais à dose homéopathique, ponctuée de quelques vignettes cliniques assez vaseuses, mais rassurantes, et certainement émouvantes, lesquelles font office de preuves comme quoi le célébré avait raison (quand bien même il n’a jamais écouté un mot du patient que la vignette clinique est censée évoquer : Bion dit à ce sujet qu’à lire certains exposés, on peine à imaginer à quelle séance il pourrait bien s’appliquer (je cite de mémoire). Comme l’assemblée compte nombre d’analystes qui ne sont pas explicitement kleiniens, la menace d’une telle célébration n’est pas suivie d’effet. Les analystes présents à ce colloque se posent réellement des questions sur les concepts qu’ils emploient, le statut de ce qu’ils disent, sans égard particulier pour tel ou tel auteur, mais en gardant en ligne de mire les séances (leur expérience).

3. Si on commence à chercher à expliciter ce qu’on veut dire par “identification projective”, au-delà du problème crucial de trancher l’alternative suivante : Voulons-nous dire par là que c’est “comme si le patient faisait telle ou telle chose” ou voulons-nous dire “qu’il le fait réellement ?”, on est obligé de poser aussi la question de « ce que je veux dire par projection ou identification ». C’est déstabilisant dans la mesure où, pour la plupart des analystes, ces mots font partie du vocabulaire en quelque sorte “courant”, ou “de base” – c’est-à-dire précisément le genre de mot dont on n’interroge pas les significations. Remettre en question la naturalité de l’usage de ces mots-là, c’est faire vaciller le socle conceptuel des théories psychanalytiques en général.

4. Au bout du compte, chacun repart avec un surcroît d’incertitude, moins assuré qu’il ne l’était au début de la rencontre. (Ce dont à mon avis (surtout si l’on est bionien) on ne peut que se féliciter !)

Il est du coup fort difficile de ne pas sombrer dans le jargon. Quand j’écris : “Le comble serait de jargonner en utilisant le mot jargon”, ça n’a rien d’une plaisanterie. La dimension la plus intéressante (par-delà l’intérêt que présentent les phénomènes que les analystes sont tentés de décrire à l’aide d’expression comme “identification projective”) des rencontres publiées par Joseph Sandler, c’est qu’on y voit justement des analystes en lutte contre leur propre tendance à jargonner. Il ne fait aucun doute que lors d’autres rencontres, l’expression “identification projective” ait été utilisée sans que l’usage et le sens de l’expression posent le moindre problème aux intervenants. Le jargon, généralement, ne fait sourciller aucun des protagonistes du jeu de langage dans lequel ils communiquent.

L’homogénéité, l’unité et la régularité de ce jeu de langage reposent précisément sur l’usage régulier d’un certain nombre de mots, d’expressions, de tournures, voire de postures et pourquoi pas, de certaines formes d’humour (je songe au cas typique des private joke) qui ont les qualités typiques de ce que j’appelle ici jargon : le sens, ou plus précisément : ce qu’on veut dire en adoptant cette posture ou cette expression etc., ne doit pas être thématisé, interrogé, discuté. On ne peut même pas dire qu’il s’agit là des traces manifestes d’un dogme – car on peut encore gloser sur le contenu d’un dogme (et faire ainsi la preuve de son orthodoxie).

On dira : « si vous commencer à discuter chaque mot du jeu de langage x, alors il n’y a plus de jeu de langage du tout !  Vous ne voyez pas qu’il y a là tout simplement un aspect pratique : les membres du groupe sont censés être d’accord sur le sens qui doit être donné à tel ou tel mot dans le cadre du jeu de langage auxquels ils adhèrent (dans tous les sens du terme, puisque on adhère à une société de psychanalyse). Chacune des expressions dont vous dénoncez l’usage “jargonnesque” s’articule à une histoire complexe et pour ainsi dire une tradition, sur laquelle on table dans la mesure de ses compétences. Tant que vous y êtes, remettez en cause l’usage du mot “inconscient” ! Ne voyez-vous pas qu’à vous suivre, c’est la psychanalyse elle-même qui s’effondre en ruines ? » – Si la psychanalyse, c’est ce qui se passe dans les réunions d’analyste ou dans les livres écrits par les analystes, oui, effectivement, votre inquiétude pourrait être fondée — mais la psychanalyse, ça se passe dans le cabinet de l’analyste, donc nous voilà rassurés.

Au fond, dans ce style d’usage, le concept autrefois inscrit au cœur même de l’expérience, et suscité par elle, finit par devenir une institution, un outil politique, dans la mesure où, dans le cours de l’histoire, il a été vidé de toute charge problématique, atteignant un niveau de saturation maximal. D’une certaine manière, les vocabulaires jargonnesques constituent certains motifs de l’arrière-plan (non discutables, ou du moins rarement discutés) d’un jeu de langage. Il me vient à l’esprit que de ce point de vue, les groupes psychanalytiques peuvent être comparés à des groupes religieux. Cette comparaison vaut d’autant plus que la pensée de certains groupes psychanalytiques se montre incapable d’appréhender ce que Robert Castel appelait une “extra-territorialité” de la psychanalyse (par exemple de prendre en compte, autrement que dans une posture réductionniste, “le social”, etc.)

(on peut lire dans cette perspective le pamphlet récent (et violent) de Prado de Oliveira , Les pires ennemis de la psychanalyse, Liber Canada, 2009.)