Remarque sur une hyper-activité de l’attention

Dans les maladies du genre auto-immune, dont on ignore la plupart du temps les causes, l’organisme ou une partie de l’organisme se défend en produisant des anti-corps contre une autre partie de l’organisme. Tout se passe comme si une bataille s’engageait sur la base d’un malentendu : un organe habituellement allié est considéré comme un agresseur, l’hôte devient l’étranger, le processus du coup tourne à l’auto-destruction — du point de vue du fonctionnement normal, c’est une aberration, un comportement inapproprié.

On peut élaborer un premier modèle susceptible d’éclairer autrement les choses, en mettant l’accent sur la confusion entre l’intérieur et l’extérieur (pour dire vite) : l’organe, destiné à combattre les entités hostiles exogènes s’épuise à se défendre contre ce qu’il évalue comme un ennemi intérieur. On a envie de parler ici de l’introjection d’un conflit extérieur, due par exemple à l’incapacité de tolérer d’entrer en conflit avec un objet externe, un « tout autre », sinon en le transformant d’abord en objet interne, ou bien due à l’accroissement de l’omnipotence et le mépris de la solidarité (la partie qui se prend pour le tout, et s’en prend du coup aux autres parties avec lesquelles habituellement elle était censée collaborer) (l’ange qui se détache de la communauté des anges et revendique d’être de n’être pas qu’un rouage cosmique).

Autre perspective : l’erreur d’appréciation. La situation, d’un point de vue médical (le fonctionnement normal de l’organisme), ne justifie pas une telle activité défensive. On pense à ces soldats qui continuent de se comporter comme en temps de guerre, alors que le traité de paix a été signé il y a des lustres — tel ce fameux Hirō Onoda qui resta en poste sur l’île de Lubang dans les Philippines, jusqu’en 1974, refusant de croire que l’armistice de 1945 avait été signée, développant des techniques de survie qui font encore école aujourd’hui, et trucidant tout de même une bonne trentaine de villageois dans les alentours durant ces décennies.

Par analogie, l’appareil à penser du paranoïaque paraît hyperactif (notamment dans les crises délirantes) : tout ce qu’il perçoit semble mériter qu’on lui accorde de l’attention et doit être soumis à l’interprétation (dans une tonalité agressive et persécutive). Quand le gouvernement japonais dépêchait des envoyés chargés de convaincre Hirō Onoda de ranger ses armes, le lieutenant considérait la manœuvre comme une ruse de l’ennemi. Non seulement tout événement suscite l’attention et conforte une attitude de suspicion et de vigilance généralisée, mais il est d’emblée pensé comme s’inscrivant dans un système saturé, d’une logique redoutable — tout confirme (le « système » s’auto-adapte à tout événement nouveau, le transforme en signe d’hostilité, quand bien même et surtout s’il semble aux yeux du commun des mortels constituer une objection indubitable contre la crédibilité du dit système).

On peut considérer qu’il y a là un défaut de l’attention, un dysfonctionnement de sa qualité évaluative : l’hyper-vigilance et l’hyper-activité surviennent du fait que l’attention n’accomplit pas correctement sa tâche de sélection des données pertinentes pour l’action. Freud avait donné quelques pistes pour une théorie de l’attention, notamment dans Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), l’attention étant alors liée à l’activité de certains neurones sensibles aux qualités des stimuli (et non pas à leur quantité) :

« La décharge de cette excitation perceptive fournit en y un renseignement qui constitue, en fait, un indice de qualité. Je suggère donc que ce sont ces indications de qualité qui, dans une perception, intéressent y. C’est là, semble-t-il, ce qui constitue le mécanisme de l’attention. »

D’où l’idée que l’attention est dédiée à l’appréhension des qualités des perceptions, et par suite, pour le dire dans le fil de mes élucubrations, qu’il y a dans le dysfonctionnement que j’essaie de décrire, un défaut d’évaluation de la qualité des objets (pensées, perceptions, etc.). Une abeille passe dans le jardin de la clinique où le Président Schreber est assis et le pique : il ressent la douleur (la quantité de l’excitation si l’on peut dire à la manière du Freud de l’Esquisse, ne lui échappe pas), mais il perçoit la qualité de cet événement comme un indice supplémentaire des intentions que Dieu nourrit spécialement à son égard, etc. Ou bien (P) : « L’autre jour, à la fin de la séance, il y avait ce livre sur votre bureau avec une image de femme enceinte sur la couverture, j’ai compris alors immédiatement que vous me donniez à nouveau une leçon en me rappelant ma faute (un avortement), et c’est la raison pour laquelle je vous ai quitté dans cet état aussi bizarre. » Ce qu’il faut ajouter ici, c’est que cette susceptibilité extrême aux événements — tout est susceptible de devenir événement — se déroule sous l’empire du sens (sa tyrannie dans le cas de la paranoïa — le Dieu de Schreber est un tyran sadique et pervers).

Dans un tout autre contexte, Freud décrit à nouveau l’attention, dont il fait alors la pointe la plus avancée de l’appareil psychique, et l’organe privilégié qui préside à l’action (Bion fera grand cas de ce texte et en tirera bien des développements que je ne mentionnerai pas ici.) On lira : Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques (1913) :

« Une fonction particulière est instituée qui doit prélever périodiquement des données du monde extérieur pour que celles-ci lui soient connues à l’avance: l’attention. Cette activité va à la rencontre des impressions des sens au lieu d’attendre passivement leur apparition. Il est vraisemblable qu’en même temps un système de marques est par là introduit, qui a pour but de mettre en dépôt les résultats de cette activité périodique de conscience; c’est là une partie de ce que nous appelons la mémoire. »

Une hyperactivité de l’attention, une fonction organique délirante, le délire interprétatif comme syndrome auto-immune, une machine à penser qui déraille ?