Il me faut clarifier, autant que faire se peut, la distinction que j’opère entre théorie et modèle.
La première idée qui me vient consisterait à distinguer modèle et théorie selon leur degré de généralité. Au regard de l’expérience, et je parle ici bien entendu de l’expérience psychanalytique, c’est-à-dire de ce-qui-se-passe durant une séance de psychanalyse, on pourrait considérer les énoncés théoriques comme étant plus éloignés de l’expérience, et du coup susceptible d’une application plus étendue, tandis que le modèle s’appliquerait à une expérience délimitée hic et nunc dans l’espace et dans le temps. Bref, l’une gagne en extension ce que l’autre gagne en compréhension. Dans la Logique de Port Royal (vieux souvenir) la compréhension et l’extension, appliquée au concept, se déterminent l’une l’autre dans un rapport inverse. Plus vous ajoutez de distinctions, de différences spécifiques, au concept, plus il gagne en complexité, et plus il est susceptible de s’appliquer à une réalité singulière. À la limite, on peut imaginer qu’un concept ou une théorie, si on lui ajoute une infinité de spécifications, finisse par devenir infiniment complexe à son tour, et du coup ne soit plus du tout un concept, mais aussi singulier que le réel. On pourrait dire alors que la pensée s’effondre dans le devenir (au sens peut-être de « devenir O » pour reprendre l’expression intrigante de Bion). L’entropie tombe à 1, pour reprendre le vieux modèle de la thermodynamique, les possibles latents dans la préconception s’effacent ou s’effondrent devant la réalisation. Etc. Inversement donc, toujours dans la perspective de Port Royal, si vous supprimez des déterminations spécifiques à la théorie, ou des prédicats à l’énoncé, donc par processus d’abstraction, vous gagnez en extension, et donc en généralité.
Je voudrais juste donner ici 4 objets qui serviront de paradigmes provisoires.
(1) Les théories métapsychologiques freudiennes. Prenons par exemple la théorie du destin des pulsions : on n’hésitera pas à parler de théorie dans ce cas, au sens où elle possède un degré de généralité et une extension auxquels peu d’autres théories psychanalytiques peuvent prétendre, et qu’elle paraît épouser avec une constance merveilleuse n’importe quelle production particulière issue de la psychanalyse. C’est à la fois son défaut — elle semble du coup irréfutable, ce qui au sens de Karl Popper, par exemple, ne constitue pas précisément une qualité — et sa vertu — la pluralité des modèles issus de l’expérience ne semble pourvoir la contredire, elle constitue alors en quelque sorte un terrain stable, ou qui du moins satisfait notre besoin de stabilité, un sol relativement ferme, et du coup, bénéfice supplémentaire, elle marque un point de ralliement entre les différents courants psychanalytiques (enfin : si on garde l’idée de pulsion en général et qu’on évite d’entrer dans les questions liées à la pulsion de mort).
(2) Le mythe d’œdipe (cf. chez Bion, les chapitres 10 et 11 d’ Éléments de psychanalyse). C’est là sans doute à la fois un modèle et une théorie, et probablement l’arrière-plan implicite de toute construction psychanalytique (et sans doute même de la méthode elle-même) – d’où un autre point de ralliement, plus sûr encore me semble-t-il que la théorie des pulsions. Il considère que la subjectivité humaine est toujours d’emblée articulée selon une logique groupale (et donc, d’emblée, met en cause un autre) : sur le versant théorique, le mythe d’œdipe se traduit dans les théories structurales, et sur le versant du modèle, comme un théâtre qui met en scène un certain nombre de personnages en relations (je songe ici aux modélisations d’Antonino Ferro). Mon histoire de « rivalité des méthodes » suppose évidemment un arrière-plan œdipien (ou en constitue une des modalités, prise dans le feu de la relation analytique). Vu de la sorte, il constitue ce que j’ai tendance à appeler un méta-modèle, doté d’un faible degré d’invariance, ou bien la préconception la plus générale du dynamisme psychique, la toile de fond de toute activité de pensée, qui lui fournit la partie la plus contraignante de sa grammaire, etc. Au fond, s’il reste quelque chose d’une théorie de l’inné en psychanalyse, le mythe d’œdipe me semble être un candidat sérieux pour en occuper la place. Là encore, on peine, du moins quand on travaille dans une perspective psychanalytique, à produire des faits susceptibles de réduire l’extension du mythe d’œdipe. À la limite, le caractère le plus frappant des problématiques dites pré-œdipiennes, c’est qu’elles ne manquent pas de se heurter à la préconception œdipienne, et c’est même dans cette épreuve qu’elles se posent comme problème pour la pensée, et productrices de souffrance. Il est troublant de constater que même dans le pires cas de folie parentale, l’enfant, bien qu’ayant une expérience si spéciale, et quand bien même il a été soigneusement tenu à l’écart de tout modèle rival, reclus pour ainsi dire, ne manque pourtant pas de disposer d’une préconception relative à : « ce à quoi sont censés ressembler une mère idéale, des parents idéaux », c’est-à-dire qu’il lui a été possible, à un moment, aussi bref fut-il, de laisser émerger un conflit intérieur, une pensée de la confrontation entre la réalité et cette préconception (cette considération est peut-être une projection de la part de l’observateur adulte — peut-être pas : on touche là l’énigme de l’autisme radical : un être absolument seul peut-il survivre ?). Un tel méta-modèle est appelé par Freud un mythe précisément dans la mesure où il constitue une sorte de cadre toujours déjà là, dans les limites duquel (et parfois au bord des limites duquel) d’autres modèles, d’extension plus modeste, pourront être composés. D’une certaine manière, le mythe d’œdipe procure les rudiments de la grammaire psychanalytique.
(3) « Le cirque » : un modèle qui s’est imposé dans une séance récente. Il vaudrait mieux que ce modèle soit élaboré avec le patient, ou à partir des éléments épars de la séance. Pour qu’il soit effectivement un modèle, il faut toutefois qu’il présente des caractéristiques d’invariance, dont les aspects contingents de l’expérience singulière aient pu être exclu. Classiquement c’est le rapprochement par transfert de deux situations ou de plusieurs récits différents, qui n’ont apparemment rien à voir, mais qui sont ou bien liés par un enchaînement narratif, que nous appelons l’association d’idées (« bizarrement, je ne sais pas pourquoi, ça me fait penser à… »), ou bien issus de la rêverie de l’analyste (par déplacements, condensations, synthèse etc.), ou de la rêverie du patient lui-même, etc. Le modèle est plus sophistiqué qu’une simple image (typiquement, une production qui résulte de l’alpha-isation d’éléments Bêta). Il relève plutôt de la composition, du tableau, d’une vision, et suppose la capacité à établir des liens, le fait choisi, et la créativité (donc un analyste désinhibé). De manière caractéristique, ce type de modèle, quand il est communiqué sous une forme verbale en dehors des séances, suscite de l’inquiétude au sujet de la santé mentale de l’analyste, il semble extrêmement éloigné des préconceptions communes relatives au genre d’énoncé qu’on s’attend à entendre de la part d’un thérapeute professionnel et sain d’esprit. Il est pourtant celui que Bion a préconisé en affirmant que l’élément naturel du travail de l’analyste en séance se déployait sur la colonne C de la grille, et on en trouvera de délicieux exemples dans les livres du psychanalyste italien Antonino Ferro. Je voudrais juste donner un modèle récent qui a émergé soudainement d’une séance récente, que j’appelle donc « le cirque » – le patient avait parlé de sa famille puis de son travail en employant à plusieurs reprises l’expression : « Quel cirque ! » évoquant des affaires véritablement dramatiques dans le registre de l’autodérision et de l’ironie – : « J’ai l’impression que nous attendons tous deux dans les coulisses que le spectacle commence. On aperçoit derrière les rideaux la grande scène ronde avec le public tout autour, ces enfants qui crient, et nous avons le trac, nous avons le trac parce que nous ne savons pas vraiment quel numéro nous sommes censés jouer maintenant : qui fera la trapéziste ? qui le clown ? qui le Monsieur Loyal ? qui dressera les tigres ? ». On voit bien, en considérant ce genre de modèle (qui peut servir à décrire des mouvements transférentiels au sein de la séance, mais également fournir un arrière-plan, une atmosphère ou l’ambiance des futurs chapitres du roman familial du patient) qu’il n’a de pertinence que rapporté à ce patient-là, cet analyste-là, ces deux-là ensemble co-créant le modèle dont ils ont besoin à l’occasion de cette séance en particulier. Son niveau de généralité est incontestablement plus limité que celui d’un méta-modèle comme la rivalité des méthodes et encore plus limité que celui d’un méta-modèle comme le mythe d’œdipe. Il est issu de la séance considérée comme matrice. C’est tout à fait ce que Ian T. Ramsey dans son essai (que Bion cite en note) Models and Mystery (Oxford University Press, 1964) nomme disclosure model (modèle de divulgation, à fort potentiel créatif). Cependant, il importe de noter qu’il ne contredit en rien les méta-modèles que nous avons pu élaborer dans le cadre d’une recherche plus spéculative, plus théorique et plus éloignée de la séance, ces méta-modèles apparaissant plutôt comme fournissant le cadre et l’arrière-plan typiquement psychanalytiques de ces modèles spécifiques émergeant de la séance. Pour me faire mieux comprendre, je citerai Francesco Barale dans sa préface au livre d’Antonino Ferro, La Psychanalyse comme littérature et thérapie, Erès 2005, au sujet de ces modèles produits en séance (que Ferro appelle des « champs ») :
« La situation analytique, écrit Ferro, n’est pas le lieu du « déchiffrement des significations », et le champ doit être compris « non comme quelque chose qui nécessite de continuelles explicitations dans le hic et nunc mais comme ce moyen qui permet des opérations de transformation, de narration et de petits insights successifs, qui n’ont pas besoin d’être interprétés mais qui préludent à de futurs changements : c’est le champ qui, au fur et à mesure qu’il est exploré, s’élargit continuellement (Bion), devenant la matrice d’histoires possibles, dont beaucoup sont laissées “en dépôt”, en attente de pouvoir se développer… »
Le gain évident de ce genre de modèle (les modèles proprement dit, produits dans le feu de l’action) touche à la compréhension (plus qu’à l’extension). Ils constituent des produits à mon sens caractéristiques de la méthode psychanalytiques, du moins si on considère avec Ferro que l’activité de l’analyste ne se limite pas à déchiffrer et réécrire dans un autre jeu de langage ce que le patient raconte (et qui, dans ma perspective, n’est pas si chiffré qu’on le suppose). Ce point est extrêmement important et indique je crois, pour les lecteurs qui seraient un peu déstabilisés par ma manière de concevoir la psychanalyse, à quelle école j’appartiens (je parle là d’école de pensée, pas d’association psychanalytique).
(4) Je voudrais enfin indiquer brièvement un type de modèle dont la caractéristique principale est de demeurer énigmatique pour les protagonistes de la séance, et qui, bien que présentant des aspects l’apparentant à une image visuelle classique et communicable, pourrait relever plutôt de l’hallucinose (c’est-à-dire se rapprocher au fond de la réalisation brute). J’emprunte ici un passage d’un texte de Bion, compilé dans le volume Second Thoughts :
« Cette séance et celles qui suivirent confirmaient qu’il sentait qu’il avait mangé le pénis : il en résultait qu’aucune nourriture intéressante ne subsistait, seulement un trou. Mais ce trou était devenu désormais à ce point persécutif qu’il n’avait d’autre choix que de le cliver (to split it up). À l’issue de ce clivage, le trou devenait un masse de trous qui tous se rassemblaient de manière persécutive pour lui serrer le pied (to constrict his foot). »
(ma traduction, voir page 28 du texte anglais, le paragraphe 38 dans le découpage de Bion, et les pages 35-36 dans l’édition française des PUF).
Je note le début des remarques que Bion donne sur ce passage, dans la section intitulée commentary, à la fin du volume Second Thougths :
« Le matériau discuté en 39 [voir texte ci-dessus] requiert un modèle. il n’existe pas (ici) de modèle psychanalytique satisfaisant ; ce qui se rapprocherait le plus des fonctions d’un modèle est produit par le patient quand il parle d’un trou, d’une cavité laissée dans la peau quand il a extrait le point noir [ce patient avait la manie de s’abîmer la peau en arrachant ses “ points noirs “, blackhead en anglais, on aurait très envie d’ailleurs de traduire littéralement par “tête noire”]. Ce modèle ne l’a pas aidé à résoudre son problème, sinon il ne se serait pas venu faire une psychanalyse. »
(ma traduction, page 142 du texte anglais, page 160 dans l’édition française)
Non seulement dans ce cas le modèle paraît rudimentaire, très peu éloigné du matériau brut auquel le patient a affaire (et donc ayant subi peu de transformations), extrêmement saturé et peu susceptible de susciter un développement en K. Je vous laisse le plaisir et la peine de lire le texte de Bion, dans lequel il présente les difficultés de la communication avec ce patient-là, et le caractère insatisfaisant des modèles produits pour rendre compte de cette cure. Je relèverai juste pour les besoins de mon exposé une caractéristique fondamentale des modèles les plus féconds dans nos cures, ceux qui s’avèrent avoir un effet mutatif (susceptibles d’induire des transformations) : ceux-là en viennent à constituer en quelque sorte un monde commun au patient et à l’analyste, au sein duquel il leur est justement possible de communiquer, fort qu’ils sont d’avoir adoptés une sorte de grammaire commune, de manier des motifs qu’ils ont désormais en partage. Évidemment, de nombreux modèles produits en séance (généralement par l’un ou l’autre des protagonistes, mais pas l’un ou l’autre seulement, et pas « ensemble ») sombrent dans les oubliettes de la séance, s’avèrent inutilisables (parfois provisoirement, parfois pour toujours). Cela dit, il n’est pas inintéressant je crois, au moins à titre d’exercice, de fouiller un peu dans nos poubelles de temps à autres (et je dois avouer au passage que certains textes de mon blog sont précisément élaborés à partir de tels détritus).
J’aimerais maintenant adopter un autre point de vue, celui de l’usage. Cette perspective suppose qu’en définitive la différence entre le modèle et la théorie ne soit pas tant, ou pas seulement, une question de contenu ou de méthode d’élaboration, que d’usage, et là encore, je garde comme boussole la séance de psychanalyse, c’est-à-dire l’usage qu’en fait l’analyste (et pourquoi pas : le patient) durant une séance. Le mot « usage » doit être entendu ici une acceptation beaucoup plus lâche que celle de Bion quand il décrit les colonnes de la grille. Je considère (conformément à la plupart des psychanalystes, excepté peut-être certains courants lacaniens) l’interprétation comme l’activité la plus caractéristique de l’analyste au travail – je compte toutefois au titre de cette activité les nombreux cas où l’interprétation est ou bien suspendue (ce qui renvoie à la capacité négative de l’analyste, qui se manifeste dans la tolérance au doute et à l’incertitude) ou bien impossible (par exemple si le patient s’emploie à détruire la capacité herméneutique de l’analyste, ou si cette capacité est paralysée sous l’effet d’un événement psychique contre-transférentiel massif, affectant l’analyste). Je veux dire par là qu’entrent à mon avis dans le champ de l’interprétation les modalités négatives de l’interprétation, y compris celles qui relèvent à l’examen des éléments typiques de la colonne 2 de la grille. De ce point de vue, la colonne 2 représente une modalité paradoxale de l’usage, puisque s’y présentent les éléments qui visent précisément à empêcher ou à circonscrire tout usage (l’enregistrement, la spéculation, la construction de modèle, l’interprétation etc..), ou bien à le rendre caduc, inopérant, stérile, incapable d’induire une transformation etc..
Le modèle, l’interprétation et la transformation pourraient être présentés comme liés dans la méthode psychanalytique. L’interprétation sous-entend un modèle, la plupart du temps non verbalisé en tant que tel (comme dans l’exemple 3 ci-dessus, où je donne une interprétation qui suppose l’adoption d’un modèle circassien), et suscite (de manière implicite) une transformation, ou pose les jalons d’une transformation possible. Il existe un texte absolument remarquable d’Antonino Ferro dans lequel il expose de manière critique les différents types d’interprétation qu’il a été amené à faire au long de sa carrière, et comment ces types d’interprétation se modifiaient au fur et à mesure des références et des méthodes qui étaient les siennes à l’époque. Ce retour critique a me semble-t-il assez peu d’équivalent dans la littérature psychanalytique : si l’on excepte les correspondances (à commencer par celles de Freud, notamment avec Fliess). Le texte le plus impressionnant à cet égard, dans la mesure où il a donné lieu à une publication tout à fait assumée par son auteur, est celui de Bion, à la fin de Second Thoughts. On trouvera celui d’Antonino Ferro au premier chapitre de La Psychanalyse comme œuvre ouverte (Eres, 2000, p.36), dont je cite un bref extrait :
« Je pense qu’il peut être utile de proposer le parcours qui a été le mien, dans la mesure où, une fois passé le temps des supervisions en tant que candidat ou jeune membre associé, ce que fait un analyste dans un cabinet d’analyse reste mystérieux, mis à part quelques expressions « jargonnesques » si générales et si syncrétiques qu’elles révèlent bien peu de choses. »
La première séquence montre l’analyste, en bon kleinien, obnubilé par la recherche du fantasme inconscient de sa patiente, et la bombardant d’interprétations qui, par leur violence, ne font qu’attiser de la haine. Le modèle sous-jacent qui détermine le type d’activité privilégié par l’analyste, et sa manière d’investir la séance, est un morceau de théorie (le fantasme inconscient qu’il s’agit de mettre à jour), soit un modèle doté d’une forte invariance et d’une grande extension, dont la mise en œuvre en séance se traduit par une écrasante systématicité, aspect d’ailleurs aisément caricaturable (on notera d’ailleurs que toute méthode appliquée de manière systématique, dépendant d’une théorie dogmatique plus que de l’expérience contingente, se prête à la caricature : on en trouvera aussi bien chez les kleiniens que chez les lacaniens par exemple, dans les versions les plus rigides de leur technique respective. À titre personnel, j’insiste toujours auprès des analystes que je supervise sur les vertus de souplesse et plus précisément sur la capacité d’oscillation entre des modélisations différentes, l’usage délibéré de vertices différents, etc..).
La seconde séquence est sous-titrée par A. Ferro : « le mythe de la relation et de l’interprétation du transfert » (c’est là un point qu’il développe à nouveau, et de manière très critique dans son dernier ouvrage : Psychanalystes en supervision, Eres 2009). L’entretien retranscrit avec le patient s’avère tout à fait terrifiant, et menace de dégénérer en pugilat. Heureusement, du point de vue de l’intégrité physique de l’analyste, et de ce point de vue seulement, le patient adopte finalement une position régressive : « Je n’ai plus d’espoir (il pleure). Vous ne donnez que quelques gouttes d’eau à un assoiffé. » Ce que Ferro entend ainsi : « Je n’entends pas la souffrance cachée derrière l’agressivité [j’ajouterai : derrière l’agressivité du patient mais aussi de l’analyste] et je ne vois pas que mon attitude interprétative excite le patient, en ne lui laissant pas suffisamment d’air. » (p. 40). Là encore, il n’est pas tant question de la qualité proprement psychanalytique des interprétations fondées sur le modèle disons relationnel (donc : œdipien), mais de la systématicité de leur usage – laquelle systématicité finit par oblitérer complètement d’autres modes possibles de communication avec le patient, et obscurcit par conséquent tous les autres mondes possibles, ou modèles imaginables. Là encore, il s’agit pour l’analyste de déchiffrer un texte caché sous le texte manifeste proposé par le patient : on croit ainsi révéler et rendre manifeste un texte dissimulé sous le texte manifeste produit par le patient. Je crois pour ma part que nous ne devrions pas nous précipiter pour déchiffrer quoi que ce soit, et plutôt tabler sur le fait que ce que dit le patient constitue le meilleur accès à ce qu’il veut dire, bref, que tout est probablement déjà là, et qu’avant toute chose, on ferait mieux d’écouter et d’apprendre à parler cette langue et les rudiments de la grammaire qui la sous-tend (laquelle est sans doute une déclinaison de la grammaire œdipienne, certes, mais avec des variables informées par l’existence singulière de ce patient-là).
Je passe les étapes suivantes du parcours passionnant présenté par Ferro (au fond une histoire de la méthode psychanalytique post-freudo-kleinienne à lui tout seul), pour en venir à la dernière. On retrouve là les traits caractéristiques de sa manière d’analyser, et les fameux modèles narratifs (où la relation est conçue comme un champ ouvert à la co-créativité, et dès lors peuplé de personnages, etc.) dont il nous offre régulièrement de délicieux exemples. Ils sont intimement liés à la séance, plus qu’à une théorie psychanalytique particulière. Ou pour mieux dire, ils ne dépendent pas de telle ou telle théorie, bien qu’ils ne puissent être produits à mon sens que dans une séance dans laquelle est présente un psychanalyste qui s’évertue réellement à accomplir la tâche qui est dévolue (analyser). Ils supposent en quelque sorte le méta-modèle œdipien, et sans doute même une théorie comme la théorie des destins pulsionnels, mais ne consistent pas dans une traduction par image de ces méta-modèle ou théorie, ou dans une application pure et stricte d’une méthode qui fournirait la règle d’un déchiffrement des propos manifestes du patient. Ils sont les produits ce-qui-est-en-train-de-se-passer dans cette séance-là, et non pas les produits de théories proposées par nos prédécesseurs, qui, comme je me plais à le rappeler, n’ont de toutes façons jamais reçu ce patient-là pour cette séance-là.
PS : je me rends compte que j’ai complètement passé sous silence les développements de Bion dans Learning from experiences (1962) notamment aux chapitres 25 et 26 qui recouvrent très exactement ce que j’ai essayé de formaliser. J’invite le lecteur à s’y reporter, les choses étant plus claires à cet endroit.