Une certaine rusticité intellectuelle m’amène à poser des questions naïves. Non pas que je fasse semblant de ne pas savoir ou de ne pas comprendre. Mais plutôt que je ne sais plus (ou je n’ai plus envie) de faire semblant de comprendre. Le fait est que, quand je ne comprends pas un concept ou une théorie, j’ai spontanément tendance à en faire l’aveu – je demande un supplément d’explications. Quand ce supplément lui-même me paraît encore plus incompréhensible, je mets ça sur le compte de ma rusticité. La plupart de mes interlocuteurs pensent qu’il n’en est rien : ou bien je suis en réalité un sceptique, qui fait preuve de mauvaise volonté, et fait semblant de ne pas comprendre à dessein (je refuse les prémisses sans l’admission desquelles les énoncés qui en dépendent sont effectivement incompréhensibles), ou bien ils soupçonnent une résistance, forcément inconsciente, et forcément suspecte.
Bref : le texte qui suit ne me satisfait pas. Il pose probablement de mauvaises questions de manière maladroite. Toutefois, c’est le genre de question qui m’occupe présentement, en attendant qu’elle ne me préoccupe plus.
Voici donc quelques exemples de ces questions rustiques (dont j’ai pris note en me promenant l’autre après-midi avec mon chien au cœur du printemps naissant si je puis dire) :
Je me demandais : « Qu’est-ce qui est véritablement psychanalytique dans la séance de psychanalyse ? » – il ne fait aucun doute que la question est fort mal posée. Tant pis. On verra où ça mène.
Je vois deux réponses possibles :
1. Dès que la séance démarre, dès que les conditions nécessaires et suffisantes sont réunies (un psychanalyste accueille un patient dans son cabinet etc.) tout ce qui advient jusqu’à la levée du dispositif relève de la psychanalyse.
2. Ou bien seulement certains des événements qui ont lieu durant la séance méritent le titre de « psychanalytiques » – par exemple : suscitent une attention spéciale de l’analyste ou du patient ou des deux, ou bien : sont du genre qui intéressent en général les analystes et qu’on évoque à titre de matériau ou de preuve dans les textes relatifs aux séances.
La réponse 1 demande elle-même bien des éclaircissements. Elle peut s’entendre à mon avis de deux manières :
1.1. ou bien, dans une version réaliste, on veut dire qu’une fois les conditions réunies, ce qui se passe relève en vérité de la psychanalyse (quoi qu’en pensent les protagonistes de l’affaire), qu’ils le sachent ou l’ignorent (donc même à leur insu – quoiqu’on devrait préciser, plutôt à l’insu du patient). Un observateur étranger ignorant des règles de l’art, et assistant à une telle séance, pourrait bien faire une description ordinaire de ce qui se passe (une des deux personnes présentes s’allonge sur le divan, l’autre s’installe dans un fauteuil, l’une parle et l’autre se tait, et à la fin, la première remplit un chèque qu’elle donne à la seconde, etc..), sa description serait sans aucune pertinence. Il ne saurait pas ce qui se passe « réellement ».
Cette manière de voir les choses apparente le dispositif analytique (setting) à un rituel théurgique : il convertit faits et gestes et phénomènes dans leur ensemble à la psychanalyse. Certains diraient une chose du genre : tout dès lors bruisse de l’inconscient. Comme dans les monastères on s’efforce de convertir l’espace et les lieux pour faire advenir ici-bas le divin, le cloître devenant riche de la présence de Dieu etc (et le monastère et l’esprit de ceux qui l’occupent devenant demeure de Dieu). Bref, le dispositif analytique serait dans cette version-là un puissant outil de conversion.
Mais : imaginons un jeu doté de règles spécifiques. Le jeu se déroule convenablement dans la mesure où les joueurs montrent en jouant qu’ils acceptent les règles (ils n’ont pas besoin de s’y référer dans la mesure où ils font selon les règles, et du coup en confirment la réalité, le temps du jeu). Je me souviens d’avoir joué à un tel jeu, doté de règles extrêmement complexes, et la partie s’était prolongé durant des heures. Vers la fin, quand il semblait évident que je jeu allait prendre telle tournure, que quelques-uns allaient perdre et qu’un seul pouvait gagner, un des présumés perdants tira vers lui toute la table et balança violemment toutes les pièces du jeu (des centaines de figurines minutieusement positionnées sur le plateau de jeu) en déclarant (saturé de colère) : « Nouvelle règle, tremblement de terre, la partie est finie ! ». C’est là ce qu’on appelle un geste de mauvaise humeur, et cela fait du joueur un « mauvais joueur ». Il ne veut plus jouer à ce jeu-là, dans lequel il est certain de perdre, ou plutôt : il refuse de perdre à ce jeu-là, ou encore refuse de se plier à ses règles implacables : il veut renverser le cours du destin). Si nous comparons (ce qui reste expérimental, mais je veux juste ici tester un modèle) la situation analytique à ce type de jeu, dans la perspective d’une conversion généralisée (à partir du moment où le jeu démarre, tous les faits et gestes « deviennent » des événements du jeu), la différence est patente : même si un des protagonistes s’oppose au jeu lui-même, son comportement demeure un effet ou, mieux, un phénomène psychanalytique. Pas moyen d’y échapper. Si le patient plante un coup de couteau dans le ventre de l’analyste, c’est un « acting in », et pas une agression ordinaire ou extraordinaire.
Le point essentiel ici, c’est que la conversion psychanalytique s’opère en amont des faits et gestes : contrairement au dispositif théurgique, qui en général suppose des acteurs qui croient en l’efficacité des rituels, il suffit, dans la théurgie psychanalytique, qu’un des acteurs y croit – l’autre, quoiqu’il en pense, devient le patient de la psychanalyse, fut-ce à son insu. Le dispositif fonctionne ici comme une clôture dans les limites desquelles tout est transformé – et quand bien même un ethnologue serait amené à observer la scène, tant qu’il ignore la véritable essence des faits observables, sa description est condamnée à être sinon fausse et impertinente, du moins gravement insuffisante. De la même manière, que vaudrait une description du rituel de l’eucharistie produite dans l’ignorance de sa « nature » théurgique, une description non-croyante, puisque : « la liturgie entière doit être considérée comme un sacrement au sens large car la grâce divine y ruisselle de toute part » ?
L’inconscient par ses effets y ruisselle de toutes parts (à qui sait l’entendre, ou pour qui vent bien l’entendre – aka : l’analyste). Le dispositif analytique comme « espace ecclésial » ou : mystique ?
Le problème de la psychanalyse contemporaine : de nombreux patients se trompent de porte. Ils viennent sans avoir été d’abord convertis. On imagine qu’autrefois, quand la psychanalyse était très à la mode, et que la patientèle formait un ensemble relativement homogène (socialement et intellectuellement), on se trompait rarement. (Il était clair que quelques-uns, les convertis d’emblée, allaient consulter un analyste en cabinet privé, les autres, les ignorants, les rustres, frappaient à d’autres portes – même si pas mal de psychanalystes exerçaient aussi en institution psychiatrique – sauf que ce n’est pas la même chose évidemment, c’est impur.)
1.2. Certes, quand les conditions initiales sont réunies, tout « devient » (entre guillemets cette fois) psychanalytique, mais non pas au sens (mystique et réaliste) d’un espace théurgique, mais au sens d’un espace herméneutique (je dis « espace » par commodité). Le setting analytique crée les conditions propres à favoriser le genre d’interprétation qu’on attend d’un psychanalyste. Quand bien même l’analyse ne dit rien – ne fait aucune interprétation. Cela va sans dire (même si le patient, de son côté, n’est pas au courant de la trame qui se joue par devers ce qu’il dit ou fait, le cours des interprétations psychanalytiques ne cesse de se déployer – le patient lui-même dit : « je sais bien ce que vous allez penser de ce que je viens de dire »). On sent bien d’ailleurs que cette caricature de l’analyste radicalement silencieux peut se déduire logiquement de cette position de soumission au processus de l’analyse : il est juste l’agent qui impulse le processus, dont les règles de fonctionnement ont été établies par ailleurs, dont la valeur dépend d’un autre, un prédécesseur, un maître, il devient en quelque sorte le fonctionnaire de l’institution analytique.
Là encore, l’opposition manifeste du patient (on ne s’attend pas à ce que l’analyste s’oppose à l’analyse, quoique : les exemples ne manquent pas, qui font partie de l’imaginaire mythique de la psychanalyse, de manifestations affectives ou sexuelles, de la part de quelques analystes, manifestations que les règles proscrivent) fournit une image cruciale qui permet de mesurer l’efficacité du dispositif. S’opposer à (tel ou tel point de la méthode, ou à telle ou telle règle), c’est non seulement « aussi » résister, mais c’est seulement résister. Le fin mot et le dernier mot des revendication du patient, c’est qu’il résiste. Résistance non pas à l’analyse (ce qui serait alors une véritable opposition qui mettrait à l’épreuve le dispositif) mais résistance au processus qui se joue à son insu (l’inconscient à l’œuvre tandis que le patient s’agite). « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis » : là encore, nulle échappatoire. Bref, si le patient résiste, c’est à la vérité. L’analyste a beau se draper dans les habits de l’humilité, théoriquement justifiés : « je ne suis pas le dépositaire de cette vérité à laquelle vous résistez ». Alors qui ? N’en-est-il que le témoin désolé ? Le garant (celui qui tient les rênes ? Le guide et servant du processus ?) Ou bien : est-ce l’analyse elle-même, ce dépositaire (comme alors : processus de dévoilement – ἀλήθεια ?) ? On ne saurait alors reprocher à l’analyste (en personne) son omnipotence, mais devrait-on reprocher à l’analyse d’incarner une version sophistiquée d’emprise institutionnelle ?
Si le patient lui-même est déjà converti, suffisamment raisonnable, respectueux et « civilisé » pour internaliser le conflit (plutôt que d’en faire subir stupidement les inconvénients à l’analyste), les choses devraient se passer sans anicroche. Sinon, si le patient est trop stupide, l’analyste botte en touche, esquive. « Je ne suis pas le sujet supposé savoir ». « Oui, mais qui d’autre sinon ? Vous dites « je résiste » : mais comment le savez-vous ? Vous dites cela parce que vous l’avez lu dans un livre, parce que dans telle situation, quand le patient s’oppose, c’est ce que vous êtes censé penser et dire ? Allez vous insinuer que c’est l’analyse qui sait ? Le dispositif ? La théorie ? Freud ? Mais Freud ne m’a jamais rencontré à ce que je sache ! »
Si la situation analytique suffit à justifier l’omnipotence et l’omniscience : alors ne pourrait-on pas la décrire comme une démiurgie ? une matrice démiurgique (et l’analyste au mieux chargé d’en garantir le fonctionnement correct, attendu : donc – technicien, et chargé éventuellement des enregistrements ?).
Les modèles 1.1. et 1.2. semblent destinés ou bien à révéler ou favoriser l’émergence de la vérité, ou bien à asseoir la pertinence des interprétations et des descriptions conformes aux théories psychanalytiques. Mais – est-ce là une finalité ou une prémisse ? – ces opérations ont pour complément la neutralisation automatique de tout conflit entre l’analyste et le patient ou entre le patient et l’analyse. Si l’analyste lui-même se trouve confronté conflictuellement à l’analyse (ce qui ne manque pas de se produire, l’analyste n’étant pas une machine), alors il devra traiter ce problème (son « contre-transfert ») sur une autre scène, dans un autre cabinet (et ainsi de suite).
De la sorte, la méthode psychanalytique et l’analyste ne sauraient être mis en position d’échec. On aurait là une « pratique » exceptionnelle qui, bien que soumise au matériau le plus changeant, le plus imprévisible, le plus instable, ne raterait jamais son coup (elle retombe toujours sur ses pieds). L’objection est autrement plus percutante que celle de Popper (il n’existe pas d’expérience susceptible de réfuter la théorie psychanalytique). Cela dit, on sent bien, mais il faudrait le montrer et le développer, que la méthode suppose une théorie de l’inconscient généralisé (in fine : tout, y compris ce qui se passe au dehors, à l’extérieur du cabinet, etc., peut être décrypté comme effet de l’inconscient : d’où les malaises dans la civilisation passés et à venir).
Un mot sur la réponse 2. Certains faits suscitent l’attention du psychanalyste et du patient, et méritent donc d’être reconnus comme éléments psychanalytiques. Le dispositif ne fait pas tout, ou du moins, s’il est la condition nécessaire de l’émergence de faits de telle sorte, il n’en est pas la condition suffisante. D’où : la grille de Bion par exemple.
Devrait-on considérer dans un cadre pluraliste, que se confrontent pendant la séance différentes perspectives, voire différentes théories, et différentes méthodes, et, pour poussez le bouchon assez loin, que la méthode analytique non seulement n’est pas la seule, mais ne manque pas d’être mise à l’épreuve par d’autres méthodes au sein même de la cure (et pas seulement au dehors, dans les débats publiques où la « théorie » de Freud subit les attaques que l’on sait) ? Si nous voyons les choses ainsi, nous percevons mieux ce qu’ont voulu dire certains de nos prédécesseurs (Ferenczi, Searles, Bion, par exemple) en parlant de conflit de méthodes, de lutte, ou : tout ce qu’on peut ranger dans la colonne 2 de la grille de Bion. Prendre au sérieux cette atmosphère de rivalité, cela signifie à mon avis que, jusqu’à preuve du contraire, il ne faille pas tenir pour « plus vraie » telle ou telle théorie — bien que, si l’analyste veut exercer son métier, et pas un autre métier, il est tenu d’analyser malgré tout : il ne s’agit donc pas de défendre un relativisme mou, mais de reconnaître les spécificités de la pratique (un des problèmes posés par les modèles 1.1. et 1.2., vient de ce qu’on déduit de la théorie générale des règles discutables, mais qui renferment en elles-mêmes la capacité d’abolir toute discussion – d’où la tendance à une forme de totalitarisme plus ou moins mystique qu’on voit parfois effleurer dans certaines écoles ou discours se réclamant de la psychanalyse).
Note : le mot « théorie » dans ce contexte est employé de manière hyperbolique. L’hyperbole vaut aussi bien pour la théorie du patient que celle de l’analyste (ou « les » théories de..).