Les Dernières Herbes, parcours et réflexions d’un éleveur cantalien

Jean-Pierre Lombard est éleveur retraité. Sa ferme était située non loin de Saint-Flour, sur la commune de Saint-George, dans le Cantal. Dans son livre Les Dernières Herbes, publié en 2012 aux éditions de la Haute-Auvergne, il tire un bilan de sa vie de paysan. Son enfance dans la petite ferme familiale,  une expérience de facteur à Paris, la reprise compliquée de la ferme à son retour au pays, en pleine « révolution verte», la généralisation du machinisme, l’industrialisation croissante du métier, une administration toujours plus pressante, la spécialisation, la course à la productivité, l’arrivée de la biotechnologie, voilà les épisodes qui scandent cette histoire, et s’achève avec la revente des terres et des bêtes, dont il tire dans son livre des pages bouleversantes. Cette histoire épouse les grands bouleversements qui ont secoué le monde agricole depuis les années 60 et ce livre constitue un témoignage précieux, sincère, lucide et sans concession.

L’impact des nouvelles pratiques :

« Nous ne produisons que des matières premières dont les prix sont tributaires des spéculateurs et des prix mondiaux. C’est triste, nous revenons au point de départ. Au Moyen-Âge nous étions les serfs et les valets des familles seigneuriales, puis fermiers et métayers de riches propriétaires, et aujourd’hui, les pions des multinationales. Pourtant le progrès est passé par là. Il a soulagé la peine, redonné une nouvelle image de cette société paysanne, mais il aurait du soutenir davantage une innovation utile et adaptée à notre milieu où chacun peut se prendre en main afin que l’on ne soit pas toujours en train d’attendre les aides sous toutes leurs formes, parfois humiliantes, qui arrivent d’en haut. On nous a enlevé notre amour-propre, notre goût du travail bien fait pour devenir des serviteurs d’une politique bananière. Ces nouvelles pratiques, inverses du bon sens agricole et de la logique, se développent à la même cadence. Ainsi ces veaux laitiers élevés en batterie, achetés sur les marchés ou aux coopératives par des intégrateurs, ballottés, transportés 24 heures et plus (sans boire) jusqu’à 700 ou 800 kilomètres, mis en atelier pendant cinq mois sur 3 m2, retransportés vers le centre d’abattage à 300 ou 400 kilomètres ! L’agriculteur, qu’est-il devenu dans cet engrenage ? Un maillon sans identité.
Quand à nous éleveurs, qui avons passé des nuits à les faire naître, à leur apporter toute attention, quand la porte du camion se referme, il y a d’un côté la recette, mais de l’autre un certain malaise, car cette organisation n’a aucune logique et bafoue les bases mêmes de notre métier. L’engouement pour le progrès a étouffé tout sentiment et toute conduite d’élevage peu performant. Il en est de même pour d’autres animaux qui pourraient être abattus dans leur région de production, dans des délais acceptables, alors qu’il n’en est rien. »

Les dernières herbes, p. 57-8.

Le Départ des animaux :

« Ce fut une des périodes les plus difficiles de ma carrière. Il y a des jours qui marquent une vie. C’était une matinée d’automne, vers la fin novembre. Le ciel était bas et rempli de gros nuages noirs qui annonçaient la pluie. Le vent du sud avait soufflé depuis plusieurs jours et j’étais venu avec ma femme rassembler des animaux qui étaient sur une parcelle d’estive. Ils broutaient les dernières herbes car la venue de l’hiver était imminente. Arrivées dans la pâture, les bêtes levèrent la tête pour nous saluer, puis continuèrent à paître. On les appela : elles se rassemblèrent et vinrent vers nous tranquillement. Elles comprenaient que c’était la fin de la saison et qu’il fallait rentrer à l’étable.

J’observais les vaches une à une. Le vent caressait leurs poils d’automne ample et volumineux qui les rendait encore plus belles. Je savais que les adieux allaient bientôt commencer. La dernière page de ma passion allait se tourner. Je continuais à leur parler et à les caresser. je crois que l’on se comprenait. Puis ce fut le dernier convoi.

(…)

Le plus gros lot d’animaux partit par un froid matin de décembre. Ce départ avait été retardé par les intempéries des jours précédents. Ce sursis m’avait permis de leur parler ; mais les mots n’étaient plus les mêmes et eux-mêmes en étaient surpris. La nuit avant fut longue et le chargement difficile. Le camion chargé, certaines bêtes me regardaient avec intensité. Elles auraient voulu comprendre. Je baissais les yeux, j’étais à la limite de pleurer. C’est par leur haleine, condensée par le froid et sortie de leurs naseaux vers le haut du camion, que mes animaux me dirent « adieu ». »

(Les dernières herbes, p. 111-112)

Jean-Pierre Lombard, Les dernières herbes
Jean-Pierre Lombard, Les dernières herbes

SOURCE : Jean-Pierre Lombard, Les Dernières herbes, Éditions de la Haute-Auvergne 2012.