Un conflit Cantal/Aveyron pour la montagne

Nous sommes dans ce qu’on appelle ici une « montagne », c’est-à-dire, au sein du grand massif cantalien, une estive d’altitude, le genre d’endroit où j’aime me balader, été comme hiver, à skis ou à pied. Après une bonne heure et demie de grimpette avec les chiens, voici la vaste prairie d’alpage, sise à plus de 1500 mètres. Je croise deux jeunes gens qui ont garé leur voiture en contrebas, à l’entrée d’un étroit chemin peu carrossable. On discute un peu, quand un autre bruit de moteur se fait entendre. Un 4×4 déboule à son tour dans la prairie, et je m’étonne qu’il ait réussi à passer par ce chemin de montagne si escarpé, déjà obstrué par la voiture de mes interlocuteurs. Je laisse là cette nouvelle assemblée pour aller me reposer un peu sur un caillou et offrir un goûter fort mérité aux chiens.

dh - au cirque de Chamalières

Une voix forte se fait entendre en contrebas. L’homme qui sort du 4×4, dans lequel se tient son épouse, est manifestement furieux, fait de grands gestes à l’attention des jeunes gens : il a pris des risques pour grimper jusqu’ici, empruntant le bas côté, parce que leur voiture était garée en plein milieu du chemin, c’est pas croyable de voir des jeunes aussi paresseux, moi je travaille, on ne se gare pas en plein milieu d’un chemin pareil, il faut penser aux gens qui travaillent, etc etc. C’est à l’évidence le paysan qui possède le troupeau pâturant, tranquille, un peu plus haut. Le jeune homme se défend comme il peut, puis contre-attaque – et là je tends l’oreille ! – : d’abord, le vieux, tout paysan qu’il est, n’est pas d’ici, pas du village, alors que lui, le jeune homme, son grand-père y menait les vaches dans ce pré, et que les aveyronnais, on le connaît, ils ont tout pris, ils ont pris la montagne, etc. J’ai rien contre les cantalous, fait le vieux, et ça fait vingt-neuf ans que je travaille ici , t’étais même pas né que j’y conduisais déjà mes vaches, etc. Les argumentaires sont entrecoupés d’insultes en bonne et due forme, et bientôt, on en vient aux mains, c’est un combat déséquilibré, le paysan est assez âgé, le jeune homme plutôt costaud, les deux femmes commencent à crier, le ton monte et ça s’agrippe. je quitte mon poste d’observation éth(n)osociologique (?), et fonce dans le tas en gueulant un bon coup (chacun rentre chez soi et si vous avez des comptes à régler, réglez-les au village – mais pas ici, ici, c’est la montagne, et j’ai pour principe qu’on ne se bat pas en montagne). Les deux belligérants obtempèrent, n’étant manifestement pas si disposés que ça à la bagarre. Le jeune couple regagne la forêt et le couple plus âgé monte dans l’estive prendre soin du troupeau.

Les principales concernées dans l’histoire, les vaches, n’ont pas daigné mugir une seule fois, et des hauteurs d’où elles contemplent la scène, je suppose qu’elles portent un jugement non dénué d’ironie. Capou, le petit Spitz, est resté à l’abri du rocher et Iris, ma chère épagneule accourt vers les lieux du litige avec l’air étonné parce que j’ai fait ma grosse voix – ce qui m’arrive, mais rarement tout de même. Après cela, la montagne retrouve sa douceur et son calme habituel et nous allons, les cabots et moi, explorer les hauteurs de l’autre côté de la rivière (et de l’autre côté du troupeau surtout, car en début de saison, quand les vaches ont leurs veaux, elles ne sont pas toujours commodes).

Plus tard, redescendu au village, je croise le restaurateur qui sort les poubelles – son restaurant est excellent, mais je ne peux en donner l’adresse ici car il est préférable d’anonymiser cette histoire, afin que nul, parmi mes lecteurs, ne puissent identifier les lieux et les protagonistes de l’histoire. Je m’arrête pour le saluer et m’empresse de lui raconter l’esclandre de tout à l’heure. Cet homme est un fin observateur de la vie du village, il pourra m’apprendre beaucoup sur les raisons de cette colère. Ça ne l’étonne pas : les gens du village (nous sommes dans le Cantal) n’aiment pas les Aveyronnais. Naïvement, je répète ce que j’ai déjà entendu : « Parce qu’ils rachètent toutes les estives que les cantalous n’ont pas les moyens d’acheter ? ». C’est plus compliqué que cela, me dit-il. La vérité, c’est qu’autrefois, jusque dans les années 60, les montagnes étaient pour ainsi dire abandonnées – on avait cessé d’y mener les bêtes. Le prix des terres était peu élevé, et des éleveurs aveyronnais ont commencé à acheter ou louer ces terres qui n’intéressaient personne. Quasiment toute la montagne est devenue « aveyronnaise ». Mais aujourd’hui, les plus jeunes, encouragés en secret par les vieux du village, voudraient récupérer ces réserves d’herbage si prisées (à l’heure où des primes sont accordées pour l’entretien des prairies). La mairie a même essayé de dénoncer les contrats d’exploitation possédés par les aveyronnais, mais la justice ne l’a pas entendu de cette oreille. Bref : les rancœurs sont tenaces, l’ambiance est tendue au village, ce qui est dommage, ajoute mon restaurateur, parce que les aveyronnais sont des clients sympathiques, avec lesquels on n’a jamais eu de problème. Certes, ils ne font que passer, mais tout bien considéré, les plus jeunes ayant tendance à snober les cafés et les lieux de convivialité du village, on les croise moins souvent que les aveyronnais.

De retour chez moi, je m’empresse de chercher dans un moteur de recherche des informations supplémentaires, car il faut toujours vérifier ces histoires avant de les raconter. Je tombe sur un ouvrage d’un professeur de l’Université de Clermont-Ferrand, Éric Bordessoul, Les « montagnes » du Massif central, Presses universitaires Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), collection CERAMAC, 2001. Et je trouve sans peine la confirmation du récit du restaurateur : « De 1965 à 1972 (ces montagnes du Cantal) se négocient à bas prix, entre mille et deux milles francs l’hectare, soient dix fois moins que dans l’Aubrac aveyronnais. » Avec l’appui du Crédit Agricole Aveyronnais, qui propose des prêts plus avantageux que son homologue cantalien, les aveyronnais vont effectivement mettre main basse sur ces montagnes – ils ont eu le nez fin, peut-on dire rétrospectivement, car désormais leur valeur est infiniment plus élevée qu’elle ne l’était alors. Les acquisitions de nos voisins n’ont pas cessé depuis, et on doit bien constater que les transhumances des troupeaux venus des départements limitrophes (transhumances qui se font bien entendu par camions) constituent le gros des montées aux estives dans le département. Le nombre de vaches par exploitation en Aveyron, si on excepte les élevages bio ( plus modestes), est en moyenne bien supérieur à celui des éleveurs cantaliens. On trouve même, m’a expliqué avec admiration un jeune homme qui travaille en Aubrac pour plusieurs exploitants, des fermes d’environ mille vaches. On peut deviner d’où vient le ressentiment d’une partie des jeunes paysans cantaliens.

Il n’empêche, la lutte pour les terres exploitables est devenue un enjeu majeur. Et là il n’est pas question d’aveyronnais. Reporterre titrait il y a quelques jours : « Des Chinois achètent en France des centaines d’hectares de terres agricoles« . De fait, l’accaparement des terres, pas forcément d’ailleurs à des fins agricoles, constitue une des menaces qui pèse sur nos territoires : il suffit de voir ce qu’il en est dans plusieurs pays dans toute l’Afrique, où les terres sont cédées à bas prix, ou bien à des États étrangers, ou bien à des multinationales, ou bien à des fonds spéculatifs. On lira à ce sujet le deuxième chapitre du livre récent de Saskia Sassen Expulsions, chapitre intitulé : « Le nouveau marché globale des terres ». En Europe de l’est, le processus d’accaparement des terres a commencé depuis longtemps – je me souviens avoir discuté dans les années 90 avec un jeune agriculteur céréalier de mon village dans le Poitou qui me montrait avec fierté comment il gérait, grâce à son ordinateur, des terres qu’il avait acquis en Roumanie. L’Europe de l’ouest n’échappe plus à ce processus de spéculation sur les terres, et viendra un jour où notre conflit interdépartemental fera sans doute bien pâle figure comparé aux conflits à venir.

J’en reste là pour aujourd’hui, avec cette petite vignette prise sur le vif – je me contenterai d’ajouter que l’automobile rend décidément les hommes stupides. Si on quantifiait le nombre de conflits et la violence des rapports sociaux dus aux rivalités autour des places de parking, le nombre serait sans nul doute conséquent. Et je repense aux paysans d’autrefois, qui montaient à l’estive visiter leurs vaches à pied, et à l’ancêtre des skieurs de fond du Cantal, Alfred Jacomi (dont je connais bien le petit neveu) qui chaque jour montait à l’étable, même en plein hiver, et redescendait avec des bidons de lait sur le dos, à pied comme à ski ! On lira son histoire remarquable ici, et on mesurera à quel point les choses ont changé – et je ne me ferais jamais au spectacle de ces 4×4 qui gravissent les pentes les plus escarpées, pour amener le paysan au plus près de ses vaches – si bien qu’on se demande s’il arrive encore à ces derniers de marcher à pied !