15 DICKINSON SONGS

a2197998411_10Plus d’un siècle et demie les sépare, et un vaste océan. Pourtant, Émily Dickinson, l’étrange poétesse d’Amherst, Massachusetts, et Krotz-Strüder, le discret songwriter à la voix grave du nord de la France, ont en partage bien des traits : tous deux excellent à transformer la tristesse en beauté, usant de moyens modestes, tous deux préfèrent le secret aux lumières aveuglantes des scènes artistiques – ont-ils d’ailleurs le choix ? -, et tous deux recourent plus que de raison à l’introspection – « The Brain is wider than the Sky » écrit Émily dans un poème The one, the other, dont Krotz-Strüder propose une interpétation géniale, un des sommets de l’album. La mélancolie, le secret et les ruminations de l’esprit n’ont pas bonne presse ici-bas, aujourd’hui comme hier : les très nombreux poèmes d’Émily Dickinson n’ont pas, à quelques exceptions près, été lus de leur vivant, et quant aux innombrables chansons que Krotz-Strüder a publiées depuis douze ans, adaptant les mots des plus précieux poètes (Henri Michaux, Robert Walser, Thomas bernhard, Fernando Pessoa, Kleist, Hölderlin, et bien d’autres, excusez du peu !) elles n’ont que rarement suscité l’attention des médias. La musique, il est vrai, ne fait pas vraiment écho à l’air du temps – ce qui, l’air du temps étant ce qu’il est, est plutôt bon signe.
Ces 15 dickinson songs paraissent au contraire parfaitement intemporelles – ce qui constitue la marque des classiques : ces chansons avec lesquels on a le sentiment d’avoir toujours vécu, de les avoir toujours trimballés avec soi, quand bien même tout laisse à penser qu’on les écoute pour la première fois. Ce caractère familier émerge en réalité d’une écriture bien plus complexe qu’il n’y paraît – on pourrait le dire tout aussi bien des poèmes d’Émily Dickinson. La littérature inspire Krotz Strüder, c’est flagrant, et ça l’est encore plus quand on a lu ses livres publiés sous le nom de Julien Grandjean chez L’Arbre vengeur, Précipité, et Les Grandes manoeuvres, deux recueils walsériens, galeries de prolétaires étrangement familiers qui s’efforcent de survivre dans les interstices d’une réalité assommante – à la manière de leurs cousins attachants et grotesques, Beckett ou Maurice Pons.
Étrangers dans leur siècle, insoumis dans leur obstination – « The foreigner before he knocks Must thrust the tears away » (Emily Dickinson) -, les voilà réunis dans cet album dont il n’est pas étonnant qu’il trouve chez Wild Silence (l’oxymore ici leur convient parfaitement) un refuge d’où il pourra, avec un peu de chance, se faire entendre de quelques oreilles dans le bruit souvent sinistre que fait le vaste monde.

https://wildsilencelabel.bandcamp.com/album/15-dickinson-songs

Retrouvez la chronique radiophonique que Matthieu Conquet a donné de cet album sur France Culture :