La mort de l’ours numéro 130

Des bearcams sur la rivière Brook

En été, quand les saumons remontent la rivière Brook (the Brook river), dans le parc naturel de Katmai en Alaska, les ours affluent en grand nombre. Cette partie du parc national est considérée comme un véritable sanctuaire pour les ours, et il est possible, de juin à septembre, pour les humains, de venir les observer — on trouve aux abords de la rivière un espace pédagogique dédié aux visiteurs, une plate-forme qui surplombe les cascades, avec toutes les commodités qu’on imagine. Edward Abbey aurait sans doute vu dans ces installations touristiques édifiées à proximité des espaces sauvages une dérive insupportable : un espace sauvage accessible d’importe quel touriste mérite-t-il encore son nom ? Ce qu’Abbey n’avait pas envisagé, c’est qu’autour de ce sanctuaire pour ours pêcheurs on ait placé des caméras qui filment les lieux 24 heures sur 24. Connectés à leur webcam, des milliers d’internautes situés aux quatre coins du monde peuvent contempler les ébats des grizzli. Le parc communique à ce sujet et alimente les réseaux sociaux quotidiennement, au moins en été, avec des extraits choisis de ces films que les rangers et les naturalistes présentent, et que les internautes commentent.  Par la grâce du web, le Brook Camp est désormais fameux bien au-delà des frontières de l’Alaska, et certains des ours habitués des lieux sont devenus des stars sur la toile.

Tel est le cas du grizzli identifié par les rangers du parc comme l’ours numéro 130. L’ours numéro 130, une grizzly femelle, est morte au tout début du mois de juillet. Son corps portait de sévères blessures incontestablement provoquées par d’autres grizzlies. Ce sont des choses qui arrivent, et ni les rangers ni les naturalistes n’en ont fait grand cas. Mais cet ours n’était pas seulement un membre anonyme (ou presque) de l’ensemble des ours qui fréquentent le Brook Camp, mais aussi une ours à laquelle les internautes s’étaient attaché, et qu’ils avaient baptisée Tundra. Du point de vue des internautes qui avaient pris l’habitude d’observer cet ours, Tundra n’était pas seulement un élément anonyme d’un ensemble, mais un individu, au sujet de laquelle étaient produit des récits, des histoires, et qu’on avait donc pris la peine de nommer.

La mort de Tundra

Cet ours, qui venait pêcher le saumon sur la Brook River, faisait donc l’objet de plusieurs types d’observation différents : les scientifiques la suivaient en tant qu’objet d’étude, les rangers la surveillaient je suppose un peu comme un éleveur surveille son cheptel (ils s’informent de l’état de la population du parc), et les internautes l’observaient comme un personnage de Reality Show. Pour ces derniers, l’observation quotidienne et en direct des ours dans leur environnement naturel constitue une alternative enrichissante au documentaire animalier classique : l’internaute devant son écran se substitue en quelque sorte au réalisateur du documentaire, choisit les angles de vue en changeant de webcam, et peut dans une certaine mesure s’attacher au parcours d’un ours qui aura particulièrement attiré son attention. Les rangers contribuent à cette individualisation des membres du groupe observé, en informant régulièrement le public des faits et gestes remarquables des ours et sont devenus des experts dans l’art du storytelling naturaliste. Je note qu’à mon tour je me comporte en observateur de groupes, pas seulement celui des ours, mais également celui des humains qui observent les ours.

Les réactions des internautes à la mort de Tundra expriment une peine immense, nourrie de témoignages,et de souvenirs. Pete Asheville se souvient de l’avoir rencontrée cet été au parc. Il a même nommé son chien Tundra en songeant à cette ours. Greg Ahlborn la considère comme une de ses ours favorites et remercie les agents du parc d’avoir « partagé » cette histoire : « She was one of my favorite bears to watch. Thanks for the memories Tundra and thank you NPS for sharing the story». Pia Cafiero-Roman parodie (mais peut-être ne le sait-elle pas ?) une chanson des Pixies : « Poor baby… Rest in peace bear 130. All bears go to heaven. » Kate Kelley conclue les centaines de commentaires sur la page Facebook célébrant cet évènement : « Run wild and free, pretty girl. You will be missed. »

Le ranger Mike Fitz s’exprime également, en réponse à ces réactions, sous la forme d’un communiqué :

« National parks like Katmai protect not only nature’s wonders, but also its harsh realities. The return of salmon marks the season of plenty for bears, but life along the river is no game for these animals. Each bear you see on the bearcams is competing with others to survive. 130 apparently encountered a competitor that she couldn’t overcome or avoid. 130 was apparently a healthy young adult bear who, I assumed, would grow into a large mature bear. Assumptions can be and often are wrong, but you can never be wrong about the hard lives that bears lead. » (Death of Bear 130)

« Les parcs nationaux comme celui de Katmai ne protègent pas seulement les merveilles de la nature mais également ses dures réalités. le retour des saumons marque la saison de l’abondance pour de nombreux ours, mais la vie aux abords de la rivière n’est pas un jeu pour ces animaux. Chaque ours que vous observez sur les bearcams (néologisme formé par les employés du parc pour désigner ces webcams qui filment les ours) est engagé dans une compétition avec les autres pour survivre. (L’ours) 130 a manifestement rencontré un rival qu’elle n’a pas pu éviter et dont elle n’a pu triompher. (L’ours)130 était manifestement une jeune adulte qui, j’en avais la certitude, serait devenue une ours de bonne taille parvenue à maturité. Ces affirmations peuvent être, et sont souvent, erronées, mais ce qui n’est jamais erroné, c’est de considérer la dureté de l’existence à laquelle les ours sont confrontés. » (ma traduction)

L’intervention du ranger s’inscrit en contrepoint du lamento des internautes qui aimaient Tundra. Il rappelle que la vie des ours n’est pas un jeu — peut-être n’ose-t-il pas dire : ce n’est pas un spectacle télévisé. Il s’efforce de trouver un compromis entre la tendance des internautes à individualiser l’ours décédé — délibérément, il évite de l’appeler Tundra mais répète obstinément 130 (par la suite, sur d’autres messages concernant d’autres ours, on trouve assez souvent la mention : 402 (Ted) ou 306 (Otis) — et la froideur du scientifique ou du protecteur de la nature (la nature sauvage en général, pas les individus en particulier) : il produit ainsi un bref récit, une hypothèse sur les conditions de la mort de cette ourse, notant avec humilité qu’il ne s’y attendait pas lui-même (même les rangers peuvent se tromper en oubliant la «dure réalité» de la vie sauvage). Il aurait pu ajouter : dans les reality show, les conditions d’existence sont tout à fait artificiels, les récits sont bien plus contrôlés que le spectateur le croit, on n’y meurt pas en général, et l’équipe de réalisation demeure sur le qui-vive, prompte à intervenir dès que l’audience menace de baisser. La rivière aux saumons du parc Katmai n’est pas un parc d’attraction encore moins un reality show. S’il ne parle pas ainsi, c’est non seulement parce qu’il représente le parc Katmai et doit prendre garde de ne pas offenser les éventuels futurs visiteurs, mais aussi parce qu’il représente en quelque sorte, en tant que porte-parole, la « nature sauvage ». Il est d’ailleurs tout à fait notable que nombre des réactions d’internautes à la mort de Toundra intègrent cette dimension « scientifique » : ainsi, Marilyn Hinson écrit « How very sad to lose one of these beautiful creatures. It’s a sobering reminder that nature…although exquisitely beautiful…can also be brutally harsh. » (« Comme il est triste de perdre une de ces magnifiques créatures. Cela nous rappelle que la nature.. malgré son exquise beauté… peut également s’avérer d’une intense brutalité »)

Bref, cette ourse possédait (et possède) une véritable personnalité. Je ne suis pas sûr que la personnalité que les internautes lui accorde épouse réellement les traits de personnalité que d’autres ours par exemple pourraient lui accorder, ou même que des scientifiques ou des rangers pourraient lui accorder, mais ces différentes personnalités se nourrissent sans conteste les unes des autres, et forment, jusqu’à ce que nous soyons mieux informés, la personnalité de l’ours numéro 130 nommée Tundra ou : 130 (Tundra).

 

The saga of 402’s yearling cub continues

Sur la page facebook du parc, en date du 18 juillet, un message nous informe des dernières aventures de l’ourson abandonné numéro 402. Il a grimpé dans un arbre, le même arbre dans lequel il s’était déjà réfugié le premier juillet nous rappelle l’internaute Sandra Drescher. Une photographie en témoigne. Le ranger Mike Fitz pose également sur cette page facebook, avec sa veste, sa casquette et son badge. Il se propose de discuter par chat en direct avec les personnes intéressées, afin de les éclairer sur la situation de l’ours numéro 402.  Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres cas impliquant des oursons abandonnés, cette fois-ci, les rangers ont décidé d’aider l’ourson 402. L’internaute Devin Farmer s’exclame : « Ranger Mike you are my hero ! » et l’internaute Nancy Watson prie pour que l’ourson retrouve sa mère.

Les rangers font leur travail, et leur travail ne devrait pas consister, rappellent-ils régulièrement aux internautes à sauver les ours individuellement. Toutefois, ils sont intervenus dans le cas de l’ourson 402. J’ignore quelle est la justification de cet écart à la règle, mais je ne serais pas surpris s’il s’agissait d’un effet de feed-back du à leurs nouvelles attributions : témoigner en temps et en heure des activités des ours du parc et dialoguer avec les internautes à ce sujet. L’internaute Kik Gunnar Zinj rappelle qu’en 2008, les rangers avaient décidé de laisser seul un ourson abandonné, en s’abstenant de toute intervention. L’ourson était revenu la saison suivante, en grande forme, s’adonner à la pêche au saumon.

 Tundra est-elle un cyborg ?

Les ours du parc Katmai, qu’autrefois seuls quelques spécialistes des activités de pleine nature pouvaient observer, sont désormais des stars des réseaux sociaux. Bien à l’abri derrière son écran, protégés des intempérie et des dangers que recèle la nature sauvage, l’internaute peut observer les ours quand il le souhaite, sans bouger de son fauteuil. Qu’en pensent les ours ? Se sentent-ils observés ? Sans doute ont-ils pris note de la présence des humains debout sur la plate-forme surplombant la rivière. Ont-ils remarqué ces petites caméras disposées tout autour ? Nous ne sommes pas dans un dispositif de Reality Show. Les ours ne jouent pas dans un programme télévisé. Nous ne surveillons pas non plus les ours comme on surveille les humains dans les rues des grandes villes, comme nous scrutons les espaces publics ou privés. Il ne s’agit pas tant de surveiller les ours que de veiller sur eux. Sont-ils encore des animaux sauvages ? Ceux du parc Katmai le sont, dans la mesure où la présence des humains ne les intéressent pas. On sait qu’il en va autrement de certains ours qui vivent à proximité des villages et des villes en Alaska.

Les bearcam du parc Katmai n’influencent sans doute pas directement la vie des ours. Mais elles ne sont pas pour autant sans effet. Car elles permettent à des milliers de personnes dont certaines n’auraient probablement jamais eu la chance d’observer un ours ailleurs que dans un zoo, de se transformer à peu de frais en éthologue amateur. L’utilisation de caméras qu’on dispose dans des endroits où les animaux sauvages sont supposés passer n’est pas une nouveauté chez les naturalistes. Le documentariste Sooyong Park, grand spécialiste du tigre de Sibérie, quand il s’installe pour observer les grands fauves dans la taïga, disposent à plusieurs endroits ce genre de caméra, et, à l’instar du braconnier qui vérifie ses pièges, récupère régulièrement les images enregistrées durant son absence. Cette technologie présente de nombreux avantages : elle permet aux naturalistes de minimiser ses interventions sur le terrain, et donc les dérangements causés aux animaux ; elle est plus sécurisante quand il s’agit d’observer de grands prédateurs ; et, dans le cas des bearcam, de très nombreux amateurs peuvent consacrer une part de leur temps à l’étude de l’ours et, par la suite, contribuer à une meilleure connaissance de l’espèce — leur intérêt pédagogique est évident.

Plus fondamentalement, ces caméras rendent visibles les animaux à l’état sauvage. Pour la plupart des humains, les animaux sauvages demeureront à tout jamais invisibles. Avec la croissance de l’urbanisation, les relations entre les êtres humains et les animaux, à commencer par les mammifères qui peuplent nos forêts européennes, deviennent exceptionnelles.  La disparition d’une espèce nous indigne, la plupart du temps, mais nous ne la connaissions que par des films documentaires, fortement scénarisés, ou dans des environnements clos et artificiels, comme les parcs zoologiques. Dans les deux cas, l’animal fait l’objet, dirait-on aujourd’hui, d’un story-telling devant lequel le spectateur demeure tout à fait passif. Comme on le voit avec l’exemple des interactions entre les rangers et les internautes autour des ours du parc Katmai, les récits concernant les ours commencent à être produits en commun. Pour les naturalistes, et, plus globalement, les écologistes, s’ouvre ici une perspective prometteuse, et probablement enrichissante, sur les plans pédagogiques, collaboratifs, et narratifs. Pour les internautes, c’est la possibilité de nourrir leur passion (ou d’éveiller une passion) pour les animaux, autrement qu’en demeurant passifs devant des informations délivrées par des experts — et, c’est important, quelle que soit la hauteur de ses revenus (car il n’est pas permis, loin de là, à toutes les bourses de se payer un voyage en Alaska ou en Sibérie). Et pour les ours, c’est certainement la promesse qu’ils seront mieux protégés, car mieux connus des humains.

SOURCE : After Katmai grizzly dies, Brooks Camp webcam viewers mourn by Megan Edg,  July 10, 2014, Alaska Dispatch. 

Death of bear 130, July 08, 2014 Posted by: Michael Fitz, National Park Service.